BLOCKBUSTER

LE CHOIX DU PEUPLE
ARCHITECTURE ET APPROPRIATION SOCIALE

L’autoconstructeur du XXIe siècle, volontiers, opte pour l’architecture participative, celle que l’on réalise à plusieurs. Pour des raisons de solidarité, mais aussi sociopolitiques, avec en tête le désir de fonder une communauté d’individus solidaires. Ce faisant, il s’inscrit dans les pas sagaces d’un Hassan Fathy, architecte égyptien partisan de l’autoconstruction ainsi comprise : initiative populaire, le plus possible (Construire avec le peuple, 1969).

2 — L’architecture participative, montée en puissance

Sans doute l’architecture participative est-elle aussi vieille que l’architecture elle-même. On en a toutefois peu de preuves, en dépit des prouesses de l’archéologie : pas d’information sûre sur ce point avant l’invention de l’écriture. Le village de Jerf el Ahmar, en Syrie, occupé dès le début du Néolithique, compte un bâtiment à l’évidence communautaire, de plus grande taille que les maisons privées. On peut imaginer qu’il a été conçu et édifié en commun par la collectivité des villageois, au prorata de besoins spécifiques. La permanence, dans certaines zones d’Afrique, de chantiers collectifs de construction engageant des villages entiers ou, dans certains cas, des femmes en priorité (au Niger, au Cameroun, au Burkina Faso…) fournit un début de preuve de cette volonté de contrôle des habitants sur le bâti : elle est la garantie d’une bonne adaptation aux conditions de vie locales et à leurs exigences. « Dans certains milieux, notamment ruraux, en Afrique, les femmes bâtisseuses perpétuent les traditions millénaires du bâti (en terre, végétal…), et transmettent des connaissances qui représentent l’histoire de la communauté, sa culture, son mode de vie et son bâti. Cette architecture est caractérisée par une ingéniosité technique, un savoir-faire et une esthétique emblématiques[1]. » Regardons, en notre début de XXIe siècle encore, le 13 mai 2014 exactement, comment 20 hommes d’une communauté amish de l’Ohio (États-Unis d’Amérique) érigent ensemble sur le pré, sans machines, une grange gigantesque. Tout le monde sur le pont à 7 heures du matin, à 17 heures le jour même le bâtiment est terminé. Les techniques utilisées sont simples, les matériaux, élémentaires (du bois essentiellement), le style n’est pas recherché (fonctionnel uniquement), mais le résultat est là. Cette grange amish, en tous points, se conforme à ce que veulent les membres de cette communauté, une stoa adaptée à leurs besoins[2].

Familistère de Guise, Aisne, 1858-1883, maître d’ouvrage Jean-Baptiste André Goin, plans probablement établis par Victor Calland.

Une culture du « faire ensemble », pas à pas

Sauf exception (le Familistère de Godin, au XIXe siècle ; le kibboutz…), l’autoconstruction participative des temps modernes s’impose avec le second après-guerre. La période est largement ouverte aux idées communautaristes, entre mouvement hippie, culture dissidente et recherche du bonheur au sein de communautés intentionnelles. L’architecture qui en résulte, celle de villages reculés dans le paysage ou d’ashrams lointains, n’a guère laissé de traces durables : elle s’éteint avec le déclassement graduel de ces modes de vie collectivistes, que consomment les années 1980 éprises de libéralisme et d’individualisme. L’architecture participative des décennies suivantes entend valoir, elle, au-delà de l’éphémère ou du transitoire. Elle a bientôt ses théoriciens, nombreux, Lucien Kroll en Belgique (« L’architecture n’est pas une marchandise, un narcissisme personnel ou collectif. Elle est un lien empathique entre les humains. »), Walter Segal (lotissement Byker Wall, à Newcastle, 1969-1980), Rod Hackney (rénovation collaborative du quartier Macclesfield à Manchester) ou encore le Rural Studio d’Auburn, en Alabama (États-Unis). Point important, le ralliement institutionnel. Au plus haut niveau de l’officialité, l’architecture participative commence à faire recette, elle est souvent invoquée comme une nécessité d’équité sociale, et recommandée (logement dit intermédiaire, loi ALUR, France, 2014). Nombre de projets d’habitat social, à compter des années 2000, comportent une phase collaborative mettant en relation promoteurs, architectes et futurs résidents, avec en ligne de mire la coécriture du projet. L’architecte Patrick Bouchain, en France, se fait une spécialité de ce type d’opérations souscrivant au principe de l’architecture comme service rendu — une discipline de service, et non un magistère : « La culture du partage, du “faire ensemble” et du “faire autrement” se retrouve dans le travail de Patrick Bouchain, écrit Dimitri Toubanos. Il étudie aux Beaux-Arts et à sa sortie de l’école se trouve confronté à la production de logements en masse, qui empruntent les principes du mouvement moderne. Il assimile cette production à un travail fordiste, qui ne prend pas en compte l’usager et l’histoire du lieu. Il décide donc de consacrer son travail à la recherche de manières de “faire autrement”[3]. » Ce « faire autrement » s’exprime par exemple, pour Patrick Bouchain, dans l’opération des Bogues du Blat, à Beaumont (Ardèche), un programme de maisons paysannes élaborées conjointement avec la population locale. Il trouve une expression forte, encore, dans un projet tel que L’Acadie, mené à la demande de la coopérative HLM Le Logis breton par l’atelier brestois Tristan La Prairie Architecte (TLPA) : un ensemble immobilier coopératif destiné à la ville de Quimper (40 logements formant un « village vertical évolutif ») est dessiné et conçu avec une participation active de ses futurs habitants. Il atteint enfin l’échelle de la macrostructure dans le cadre du projet Share an Idea lancé à Christchurch, en Nouvelle-Zélande, à la demande des autorités, par l’agence danoise Gehl Architects. À la suite d’un tremblement de terre destructeur (2011), une enquête menée auprès de la population locale, appelée à recueillir 106 000 réponses, inspire ici comment reconstruire les zones touchées par le séisme. (…)

Lotissement Byker Wall, Newcastle, Royaume-Uni, 1969-1980, architecte Walter Segal.

Texte Paul Ardenne
Visuel à la une Construction en 2014 d’une grange par une communauté amish, Ohio, Etats-Unis

Retrouvez l’intégralité de l’article Blockbuster, Le choix du peuple, Architecture et appropriation sociale, dans Archistorm daté septembre – octobre 2021


[1]. Colloque « Femmes bâtisseuses et patrimoine culturel vivant : un savoir continu et innovant », Les Rendez-vous Afrique(s), Cité de l’Architecture et du Patrimoine, Paris, mardi 11 décembre 2018.

[2]. « Dix heures de construction d’une grange par des Amish résumées en 3 minutes », France Info, 6 sept. 2014.

[3]. Dimitri Toubanos, « Concevoir et construire autrement, pour une société durable : l’expérience participative de Lucien Kroll et Patrick Bouchain », Les 4ème RIDAAD, École Nationale des Travaux Publics de l’État et École nationale supérieure de l’architecture de Lyon (ENSAL), janvier 2017, Vaulx-en-Velin, France.