Le Pritzker Prize 2023 a été attribué le 7 mars dernier à Sir David Alan Chipperfield, architecte britannique né en 1953, diplômé de la Kingston School of Art et connu pour sa modération formaliste. Un architecte rationnel et pas compliqué, pour le moins (ennuyeux, estiment certains), dont les réalisations, carrées et structurées au cordeau, ont peu de chance de se montrer ébouriffantes ou de susciter la transe émotionnelle.

David Chipperfield, à dessein, n’a que peu de goût pour ce qu’il nomme la « particularité » : « Je pense qu’une bonne architecture fournit un cadre, elle est là et elle n’est pas là. Comme toutes les choses qui ont une grande signification, elles sont à la fois au premier plan et à l’arrière-plan et je ne suis pas toujours fasciné par le premier plan », annonce-t-il. L’éloge de la mesure, contre le spectacle. Plus le retour à la structure, contre l’errance ou le délire conceptuels.

Quoique né dans la métropole londonienne, David Chipperfield a grandi dans un milieu rural, au cœur du Devonshire. Ses biographes insistent volontiers sur son intérêt, jeune encore, pour les bâtiments agricoles, les granges notamment. John Ruskin, chantre du néo-gothique, se laissait fasciner par les cathédrales de la fin du Moyen Âge, par leur exceptionnalité tectonique et leur exubérance lapidaire. David Chipperfield, à l’inverse de son illustre compatriote, se focalise sur la bonne structure élémentaire, dans une perspective que l’on dirait plus volontiers romane que gothique (l’arc en plein cintre, rustaud, plutôt que la fort complexe croisée d’ogives). Quelle est la mission de l’architecte, selon lui ? Construire bien, construire simple si possible, construire solide aussi. Surtout, bannir de sa grammaire le n’importe quoi, les écritures trop personnalisées et, pires encore, les outrances inutiles. L’exact opposé d’une Zaha Hadid, dont les jeux constructivistes, à comparer avec ses réalisations, sont tout au plus des facéties absconses, prétentieuses ou inutiles (ce qu’elles sont au demeurant, tout bien pesé) ou, encore, d’un Steven Holl et des spectaculaires porte-à-faux de nombre des bâtiments conçus par ce dernier, que rien au juste ne justifie, et qui (tout bien pesé aussi, au registre négatif) consomment de l’espace plus qu’ils n’en créent.

Courtesy of Noshe

Zéro dérive

Une fois à Jouy-en-Josas, au sud de Paris, prière de se porter sur le campus de HEC et, une fois celui-ci atteint, de diriger ses pas vers l’extension Chipperfield créée en 2008-2012 pour la célèbre école commerciale, le MBA Building. Plissez les yeux, une fois en face de ce bâtiment. Longues façades géométriques, orthogonalité triomphante, impression de classicisme. On dirait, pour un peu, la façade du château de Versailles version XXe siècle, plus que XXIe, au demeurant : Chipperfield est enfant de Perret et du quatuor Aschieri-Bernardini-Pascoletti-Peressutti, les auteurs du musée de la Civilisation romaine à l’EUR de Rome, pas de Kengo Kuma ou de Lacaton & Vassal. La visite des intérieurs de cette succession de boîtes austères n’offre rien de très croustillant à se mettre sous la dent. Très géométrique, bien posé. Les matériaux sont élémentaires, l’effet esthétique, quant à lui, proche du zéro. Un bâtiment manifeste ? À sa façon, oui. Le maçon, ici, prend le pas sur l’architecte, le géomètre, sur le scénographe, et les conseils avisés et prudents du vieux Vitruve, avec ses leçons de rigueur, sur les délires à la Rem Koolhaas. Quelle était la demande, déjà ? Doper l’école en amphithéâtres et en salles de cours spacieuses, bien éclairées et fonctionnellement distribuées et accessibles. Mission accomplie.

David Chipperfield, en résumant ? Un fonctionnaliste tirant vers l’élémentaire, rétif à toute fantaisie, pour qui le service architectural passe avant toute autre considération, esthétique comprise. Walter Gropius sans l’idéologie moderniste. Un sage ? Convenons-en. La centaine de réalisations que compte à ce jour son agence de par le vaste monde chante avec la même modulation une identique et constante chanson : que rien ne dépasse, que tout s’intègre, si effet il y a, il devra être aussi tempéré que possible. Kaistraße Studios, Düsseldorf, 1994-1997 : une rénovation presque invisible que celle-ci. Nous voici dans la zone portuaire fluviale de la cité rhénane allemande, au milieu de vieux entrepôts. Le bâtiment conçu par Chipperfield en reprend le gabarit et l’esprit brutaliste et fonctionnaliste, sur un mode presque mimétique (le béton coulé a remplacé la brique). Voyons à présent le siège berlinois de l’agence, établi en 1998 tandis que celle-ci concourt pour la rénovation du Neues Museum : voici un bâtiment de béton clair des plus austères, à la Richard Meier mâtiné de Marcel Breuer, où l’on est bien, cependant (et c’est là, sans doute, l’essentiel) : vastes ouvrants, hauts plafonds, courette rectangulaire accueillante, austérité générale soit, mais incitant à la méditation janséniste. Un bâtiment pour le travail mental, sans incitation à la dérive.

Une même rigidité bien calculée se retrouve dans l’immense projet que va mener Chipperfield, à Berlin toujours, lorsqu’il remporte le concours pour la reconstruction de la vieille île aux Musées locale (en collaboration avec Julian Harrap), élaborée au XIXe siècle (Friedrich August Stüler, 1841-1859) et ruinée par les bombardements de la Deuxième Guerre mondiale. Ce projet titanesque, l’Anglais va le mener avec un sens égal de la restauration et de l’inclusion d’éléments neufs, le tout visant le maximal d’homogénéité et le continuum en matière d’effet : « Le principal objectif du projet était de compléter le volume d’origine et englobait la réparation et la restauration des pièces restées après la destruction de la Seconde Guerre mondiale. La séquence originale des pièces a été restaurée avec de nouvelles sections de bâtiment qui créent une continuité avec la structure existante. La restauration archéologique a suivi les lignes directrices de la charte de Venise, en respectant la structure historique dans ses différents états de conservation », précise l’architecte. Citons à propos, encore, cette mention importante, qui en dit long sur le respect, ici, du site hérité et de ses spécificités historiques : « Toutes les lacunes de la structure ont été comblées sans rivaliser avec la conception déjà existante en matière de luminosité et de surface. La restauration et la réparation de ce qui restait sont motivées par l’idée que la structure d’origine doit être mise en valeur dans son contexte spatial et sa matérialité d’origine – le nouveau reflète le perdu sans forcément l’imiter [c’est nous qui soulignons]. » Témoignent ici de cette option structurale, par exemple, les colonnades au sud et à l’est du bâtiment, à la rythmique tout ionienne, tout comme le nouvel escalier principal du musée refondu par l’architecte anglais : celui-ci « reproduit l’original sans le copier, il se trouve dans un hall majestueux qui n’est conservé que comme un volume en brique, dépourvu de son ornementation d’origine », dixit ce dernier.

Courtesy of Simon Menges

Œuvrer en sourdine, mais œuvrer pleinement

« L’architecture est quelque chose qui peut intensifier, soutenir et aider nos rituels et nos vies », dit David Chipperfield, jamais pressé toutefois d’« intensifier » et de faire évoluer radicalement nos « rituels » existentiels. Une citation plus chipperfieldienne ? En voici une : « Les expériences de la vie vers lesquelles je gravite et que j’apprécie s’opposent à celles où tout tourne autour de la particularité. » Tout est dit. On ne joue pas, on s’inscrit, plutôt, dans un continuum contextuel que l’architecture nouvellement arrivée ne contestera pas, ne corrigera pas ou alors, le moins possible.

David Chipperfield serait-il, au fond, un roi fainéant, voire un eunuque consentant à sa nature, quelqu’un qui se castre de se refuser à la novation, à l’excitation du désir, à l’érotisme inhérent à la conception architecturale (créer un bâtiment pour y mettre autrui, c’est forcément, peu ou prou, draguer cet autrui, vouloir le séduire, gagner son amour) ? D’aucuns le lui reprochent, qui voient en lui tout au plus un bon « faiseur », à la Wilmotte en France (Jean-Michel Wilmotte, dont on verra pourtant un jour prochain, une fois les jalousies éteintes, qu’il n’a démérité en rien). Chipperfield est un tiède, assurément, mais il est surtout un classique, en vérité. Un architecte cultivé qui a fait la part des choses et enterré la hache de guerre : aucune volonté de revanche, chez lui, contre tout ce qui s’oppose au classicisme et vient en ébranler les fondements solides, la stabilité intrinsèque et revendiquée. Rien à voir avec un Alessandro Mendini, ou avec un Charles Moore, ces postmodern architects qui en voulaient au modernisme au point de s’offrir en pâmoison au fronton grec antique et qui sont au fond des aigris, des vaincus qui ne se l’avouent pas. L’histoire (et l’histoire de l’architecture avec elle) a cette particularité insigne que sait Chipperfield et qu’il n’entend pas contrecarrer : elle avance, rien à faire, et son avancée implique que l’on fasse évoluer l’angle de vue, que cela nous plaise ou non. L’architecte anglais a choisi son camp, celui des capitaines qui affrontent le flux à la barre et le nez au vent du changement afin d’y apporter à un rythme pesé leur partition propre. Insistons sur la formule « à un rythme pesé », elle dit le souci, toujours, de l’équilibre, de l’offre bien pensée, équitable, qui en donne sans se montrer superfétatoire. Non un membre du clan des fossiles (c’était mieux hier), non plus un membre du clan des fuyards (ce sera mieux ailleurs et surtout autrement).

Dans les époques tonitruantes, celles où il est consensuel de parler fort, cultiver l’art de la discrétion relève de la dissidence. En quoi David Chipperfield est-il, dans notre société médiatique carburant au scoop et à la réévaluation permanente, intéressant, notoire ou essentiel ? En rien. Qu’a-t-il à dire, au juste ? Pas grand-chose. Pour sûr (for sure), l’idéologie n’est pas sa cup of tea. Le peu qu’il a à nous signifier l’est en fait par les bâtiments qu’il conçoit, des monuments d’inclusion douce et, ma foi, qui s’en plaindrait ? L’architecture en fin de course est servie, et plutôt, ici, bien servie. Rendons grâce, en somme, au jury du Pritzker Prize 2023. Pour une fois, avec l’élection de Sir Chipperfield, ce n’est pas le spécifique qui prend le dessus, mais le normal. Ce n’est pas l’insolite, mais l’ordinaire. Ce n’est pas l’obtus, mais le convenable. L’élection de Chipperfield plaide à l’envi contre le barouf et pour le quasi-silence, pour le simple et sobre bruit de fond de l’architecture servante, celle qui n’entend jamais gueuler et préfère le murmure. Rien de répréhensible.

Des bâtiments qui, à l’oreille de leurs usagers, murmurent qu’ils sont d’abord et avant tout à leur service, dépris de tout péché d’orgueil et affranchis de tout désir de vantardise : tels sont les bâtiments que sème Sir David Alan Chipperfield de par le monde, avec un sens suraigu de l’efficacité et de l’adaptation. Ce côté pragmatique, porté à toujours « coller » au contexte et à s’effacer s’il le faut, est en l’occurrence une morale, une disposition éthique : l’autre existe, avec ses spécificités, son caractère propre, ses attentes précises, je n’en ferai pas l’économie, moi, l’architecte serviteur. Il s’exprime encore, outre dans l’essence des réalisations concrètes de David Chipperfield, à travers la fondation Ria, pilotée depuis 2017 par l’agence de l’Anglais et destinée à encourager la collaboration entre l’architecte et la région de la Galice, en Espagne, où celui-ci a de fortes connexions depuis trente ans. Cette collaboration, plus technique que conceptuelle, s’incarne à travers l’activité d’un thinktank réunissant acteurs locaux, planificateurs, urbanistes et experts appelés à réfléchir ensemble sur le développement local et, notamment, sur les questions écologiques et le bâtir soutenable.

Le travail collaboratif, de longue date, caractérise en fait les projets menés par David Chipperfield au nom de ce positionnement résolu, mal soluble dans l’esprit de la « Starchitecture », qu’il a toujours vilipendée d’une manière ou d’une autre, à commencer par sa pratique et la nature incontestablement modeste de ses bâtiments : l’architecte n’est pas seul, il n’est pas un démiurge, il est un élaborateur parmi d’autres, avec d’autres.

 

Texte : Paul Ardenne
Visuel à la une : Photo courtesy Iwan Bann

— retrouvez l’article sur Sage, sérieux, David Alan Chipperfield et l’élection de la Raison dans Archistorm 122 daté septembre – octobre 2023 !