Kengo Kuma © Tatsuji Katayama

En 1987, Kengo Kuma fonde d’abord le studio Special Design, puis en 1990 son agence d’architecture Kengo Kuma & Associates. En 1997, il gagne le prestigieux prix de l’Institut architectural au Japon. De 1998 à 1999, il est professeur émérite à l’université Keio.
L’oeuvre de Kuma puise son inspiration dans la tradition japonaise pour en proposer une interprétation contemporaine et dans laquelle la nature tient une place primordiale.

C’est en 2001 que Sophie Houdart, anthropologue française, a débarqué dans notre agence pour réaliser en une année environ une étude approfondie sur la façon dont nous faisions de l’architecture. Le résultat en fut Une monographie décalée (Éditions Donner lieu, 2009), un ouvrage tout à fait singulier. Ce n’était pas la première fois qu’un(e) journaliste ou un(e) universitaire venait chez nous pour y faire des interviews ou écrire un topo.  (…)

En relisant ce livre dans sa traduction japonaise, je me suis rendu compte que notre façon de procéder ressemblait à celle des fourmis. (…) Pour qui regarde de l’extérieur, cela résulte en une fourmilière extrêmement complexe et subtile, mais il n’existe nulle part de plan d’ensemble. Pas non plus dans la tête des fourmis. C’est la durée du temps écoulé de manière monocorde et continue entre les fourmis et les petits grains qui engendre le résultat déployé devant nous.

Si Sophie a remarqué le caractère singulier de cette méthode, j’imagine qu’elle a été grandement influencée par son maître, le philosophe français Bruno Latour. Ce dernier a développé une théorie intitulée Actor Network Theory dont le sigle est, justement, ANT – ce qui veut dire « fourmi » en anglais – visant à renverser la méthodologie des philosophes occidentaux qui ont mis l’homme au centre de l’univers. Sa philosophie part du principe que le monde n’est pas formé des seuls humains, mais d’un assemblage indissociable d’humains et de choses. Et c’est parce que l’on s’adresse aux seuls humains que l’on recourt à la dramatisation ou à la narration sous forme d’histoires – ce qui est précisément l’objet de sa critique.

Les philosophes déconstructivistes de la génération précédente ont voulu déconstruire la tradition occidentale et, critiquant l’arbitraire du sujet (l’humain), ils ont tenté de le démolir, mais n’ont pas remis en question le cadre lui-même que constituait l’humain. Dans le domaine de l’architecture par exemple, ils ont critiqué à fond le système rigide de l’architecture tel qu’il a été défini par l’homme, selon lequel la matière était fixe et ne pouvait changer quoi qu’il advienne par la suite, et cela les amenait à critiquer l’existence (humaine) de l’architecte.

Il est sans doute inévitable d’aboutir à cette sorte de conclusion impitoyable quand on pense dans le cadre de l’humain.

Mais, dans l’article co-signé par Latour et Yaneva « Donnez-moi un fusil et je ferai bouger tous les bâtiments » (2008), les auteurs parlent de l’agence de l’architecte hollandais Rem Koolhaas et suggèrent que l’architecture créée dans ce lieu n’est peut-être déjà plus immuable. Latour et Yaneva indiquent que, si l’on appréhende le monde avec les humains et les choses réunis en un corps composé, tout apparaît comme des particules dont le flux continu se retrouve dans l’architecture et à l’intérieur de l’univers.

Casa umbrella
© Antoine Baralhe / courtesy of galerie philippe gravier

J’ai été terriblement stimulé par cet article. Non seulement il a changé ma façon de voir le monde, mais il m’a apporté un grand nombre d’idées sur ma façon de faire de l’architecture. (…)

Sophie nous appelle tous à l’agence, moi compris, « les petites personnes ». Dans un roman de Murakami Haruki, il est aussi question des « petites personnes ». À l’époque où les humains jouaient le rôle principal, ils étaient tous des « grandes personnes ». Mais maintenant que le monde s’oriente vers une époque où humains et choses évoluent vers une entité composite, le monde va être constitué de « petites personnes » et de « petites choses ». Sans s’arrêter, sans se fixer, les « petites personnes » et les « petites choses » vont désormais se joindre au flux du monde et continuer de s’écouler, avec l’univers, pour toujours.
Traduction depuis le japinais par Catherine Cadou

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