TRIBUNE LIBRE

LA MATÉRIAUTHÈQUE DE CIGUË PAR ALPHONSE SARTHOUT, FONDATEUR DE CIGUË

 

COLLECTER LES MATIÈRES

C’est parti de l’atelier, de la fabrication. C’est ce que nous avons utilisé dans les premiers projets, des matériaux trouvés dans la rue, et les chutes que ça a générées. Le recyclage commence là. La spécificité d’un morceau de bois coupé d’une certaine manière, un heureux rapport de proportions, de textures, entre coupe fraîche et surface marquée par le soleil, le rapport entre geste, instantanéité et intemporalité, dégradation lente d’une matière sous l’action des éléments.

Puis ça s’est nourri de voyages. Hasards. Découvertes. Arpentages. Visites. Rencontres…

LE MARTYR DES CARRIÈRES DU HAINAUT

Peut-être le premier échantillon de matière que nous n’ayons pas produit, mais qui soit venu d’ailleurs, que nous ayons extrait de son site. Avec sa force et sa spécificité. Trouvé au hasard d’une ligne droite, au vu du gisement depuis la voiture.

Il porte en lui des histoires : celles de la coupe de la pierre, de la pièce d’usure, d’un geste répété inlassablement, labeur, texture de bois entamé par la lame d’acier, trempé par l’eau, pénétré de poussière minérale, puis séché, arrivé à un point de rupture, mis au rebut. Dans un morceau de bois, c’est l’histoire d’un site tout entier. Un échantillon.

Il est devenu par la suite paysage miniature, maquette d’un plan urbain fictionnel, potentielle façade de meuble ou possible habillage mural… mais finalement n’a jamais vraiment été utilisé comme tel. C’est un morceau de matière trop puissant, trop évocateur pour être réduit à de la façade, trop spécifique pour devenir un élément décoratif. C’est un totem. Et, peut-être inconsciemment, nous nous sommes mis à le considérer comme une sorte de modèle pour toute la suite.

Il nous disait la force d’évocation d’une matière, la charge émotionnelle dont elle peut être porteuse, sa capacité à parler simultanément d’un lieu, d’un moment et d’un savoir-faire.

Ça nous a poussés à aller voir ailleurs. D’autres endroits semblables à cette carrière. Des sites d’où l’on extrait. À remonter jusqu’à la source. Loin des catalogues de produits finis-emballés-plastifiés, nettoyés, désodorisés, stabilisés. Dénaturalisés.

© Ciguë

MATIÈRES PREMIÈRES

Plutôt que de commander des échantillons, nous achetons de la matière. Des matières premières. Échelle 1/1. Puis nous les utilisons, les testons, les transformons dans notre atelier. Nous les mélangeons, les assemblons, les combinons avec d’autres pour fabriquer des morceaux de projets. La matière devient prototype, échantillon d’architecture.

Cette manipulation quotidienne du matériau est notre rituel, notre nourriture pour générer des possibles. Nous vivons à son contact, nous l’avons sous les yeux, sous la main tous les jours. C’est un organisme vivant qui pousse toutes les semaines un peu plus. Ça déborde, ça s’empile, ça envahit les tables, dessus, dessous. Ça se case dans les tiroirs, sous les écrans, derrière les portes, dans les couloirs… On tente de juguler, d’organiser, de dématérialiser, de ranger et d’évacuer, mais ça revient.  Inlassablement.

EXPÉRIMENTATION

Nous produisons également nos propres matériaux. Pour participer, à notre manière et à notre niveau, à la nécessaire remise en question des habitudes. En vue d’arrêter d’épuiser les ressources primaires. Nous avons ainsi commencé par utiliser nos déchets de papier pour fabriquer notre propre « pâte à meubles ». La recherche a duré plusieurs mois, de tests en échecs, avant de nous mener finalement au dosage et à la technique qui nous convenaient pour sortir une première série de cubes. Mais nous avons continué à affiner, à expérimenter d’autres applications, à imaginer une autre machine… C’est un processus sans fin, en mouvement perpétuel.

Nous sommes passés ensuite à l’échelle au-dessus. Nous cherchons comment faire absorber au bâtiment ses propres déchets. Créer une boucle. Le faire renaître de ses cendres. Nous commençons par évaluer le potentiel d’absorption des sols en mélangeant les déchets minéraux concassés avec un liant, du plâtre, qui remplace le ciment, 10 fois moins énergivore que celui-ci, plus local et naturellement recyclable. Ce projet est lauréat de FAIRE 2019, l’accélérateur de projets urbains et architecturaux innovants lancé par le Pavillon de l’Arsenal.

Dans notre matériauthèque se nouent beaucoup de nos croyances et envies profondes. On y trouve nos expérimentations, nos erreurs et nos errements, nos fulgurances, des évidences. Ce n’est pas un musée, c’est un vivant chaos, une série d’étagères à cœur ouvert, où chacun puise chaque jour sa dose de concret pour donner consistance et sens aux projets qui sortent d’ici.

Retrouvez l’article dans le numéro de Mai-Juin d’Archistorm