PORTRAIT D’AGENCE

AW², PARIS

Léon-Paul Farge, l’auteur du Piéton de Paris évoquait dans un article paru en 1936 « ce vieux meuble couleur d’orage, pièce d’armure romane et martienne » qu’était pour lui le clocher de l’église Saint-Germain des Prés. C’est à deux pas de ce meuble vénérable, sur la place Saint-Sulpice, que Stéphanie Ledoux et Reda Amalou, les associés de l’agence AW², donnent naissance à des univers où les orages sont des tempêtes, les vents des ouragans et les crépuscules des mirages. Au gris des toits qui les ceinturent, ils opposent l’éclatante lumière des tropiques et au son cristallin des cloches berçant leurs séances de brainstorming, le tintinnabulement des gongs et l’ample souffle des mantras. Ici, les mots s’enroulent et de la discussion naissent des portiques, des percées, des pénombres. De la phrase au linteau, du slogan à l’épure, d’un poème au panorama, ainsi surgissent des mondes qui sont autant d’écrins d’où pulsent les surprises.

La première leur colle à la peau. Ils ne sont pas ce que l’on croit.  Non, ils ne sont pas ces architectes à chemise Hawaï et paréo fleuri dont l’activité principale consisterait à tester des piscines creusées par leurs soins dans des lagons turquoise. Non, ils ne sont pas ces caricatures exotiques qui, descendues d’une hypothétique Rolls-Royce Phantom, dessineraient des cabanes en bois pour nantis et perroquets. Seulement voilà, tout cliché se nourrissant de quelques certitudes et comme il se terre toujours un brin de bien-fondé dans toute extravagance, il nous faut reconnaître que dans ce portrait où le farniente le dispute à la dolce vita, deux ou trois vérités se sont glissées. Pour commencer, celle-ci : oui, l’atelier AW² est bien une agence dont la grande majorité des projets édifiés taquinent le luxe et s’y complaisent. Oui, ces deux orfèvres ont signé plus de 80 % de leurs réalisations dans des paysages de rêve, dans des contrées lointaines où, comme pour en rajouter, ils se sont par principe installés là où la beauté percutait l’insolite, là où les paysages enivraient l’aventure, là où la solitude et l’unicité se révèleraient propices à l’alunissage d’un chef-d’œuvre d’hôtel, de villa, de résidence… ou d’hôpital.

 

Reda Amalou et Stéphanie Ledoux ont le don du site. Leur bureau dont les fenêtres plongent sur la place du 6e arrondissement en est la signature. C’est encore une promesse.

L’autre surprise tient à leur rencontre. Car ils se sont trouvés. C’est en 1997 que Reda a fondé son agence et c’est en 2000 que Stéphanie l’a rejoint pour devenir son associée trois ans plus tard. Rien à priori ne les poussait l’un vers l’autre. Reda dont les parents s’étaient connus à Toulouse, a bourlingué d’Algérie à Paris en passant toute son adolescence à Londres, Stéphanie n’a vraiment quitté Paris que pour un semestre d’immersion universitaire aux États-Unis dans la ville de Milwaukee. L’architecture ne s’est emparée de Reda qu’après trois années d’étude. Lui voulait consacrer ses jours à une discipline artistique. Il n’y avait pas d’architecte dans sa famille et c’est au soir d’une charrette que cette profession lui est apparue. Stéphanie Ledoux a connu elle aussi l’ivresse d’une révélation. Car si le hasard est bien la forme sous laquelle Dieu se présente aux hommes, il y eut de la divine surprise dans ce qui se passa sur le boulevard Raspail. Stéphanie qui le remontait, par désœuvrement peut-être ou bien poussée par quelque force, pénétra dans l’École spéciale d’architecture. Le hall, la cour, les bâtiments suffirent à la séduire. Elle décida de s’inscrire à l’ESA. Vint l’entretien préliminaire qui devait sceller son avenir. On lui demanda de citer un architecte, elle hésita, elle dont le patronyme est plus qu’une référence dans la discipline, et finit par lâcher un timide… Le Nôtre. C’était dans sa nature que de ne connaître des bâtisseurs qu’un jardinier. En vérité, Stéphanie Ledoux, née dans une famille d’ingénieurs, avait beaucoup pratiqué les musées, visité l’Italie, creusé un sillon dans lequel l’architecture saurait trouver sa place et y germer. L’entrée à l’école, dit-elle « fut le premier jour du reste de ma vie » et d’ajouter « en découvrant l’École spéciale, j’ai eu l’impression de découvrir une partie du monde. » Si ce n’est pas là une profession de foi…

Depuis, l’un et l’autre cultivent leur jardin, un éden dont les projets sont des serres à plaisirs. Pour ce faire, ils se parlent. Beaucoup. Au ping-pong qui d’ordinaire évoque les échanges d’arguments, Reda qui voit grand préfère parler de tennis. Ils se parlent au bureau, au téléphone, dans l’avion, les taxis. Ils voyagent, ils dessinent, ils bâtissent. Discrets, secrets, sûrs d’eux et fiers d’ajouter année après année, continent après continent, à l’atoll de leurs projets quelque îlot supplémentaire. Chaque naissance confirme leur pugnacité à faire éclore des climats, des atmosphères où la poésie nimbe les murs, où les corps s’épanouissent dans une jungle de boiseries, de béton, dans un minimalisme sensuel et chaleureux, dans une touffeur maîtrisée et toujours généreuse. (…)

La fabrique du design narratif

Sur la rationalité brute, les deux associés privilégient l’émotion et leur propre psyché s’avère poreuse, ouverte à tous les ferments des sites qu’ils habitent. Ainsi maturent les projets dans leurs têtes et bientôt leurs « pensées s’étoilent » comme le dit Stéphanie. C’est une belle image. Durant cette phase, les mots, les images et les dessins nourrissent l’idée de base. Toujours simple, elle doit tenir. Alors ils la tiraillent et la mettent en mots. C’est ce qu’ils appellent le design narratif. Le projet se construit autour de quelques mots-clés qui le définissent et le protègent. À Zermatt, un village en Suisse nourri de culture Walsers, tout le design narratif du projet d’hôtel Ritz Carlton en est extrait et se décline selon trois thématiques : born from the mountain (issus comme les éléments que nous allons créer, matières, socles, podiums), design to last pour durer grâce à la promotion de l’utile pour survivre et community. Vingt pages de design narratif sont alors rédigées avant même que le projet ne soit dessiné. Ici, le cahier de style, ce sont les mots et le design narratif, ou DN… c’est l’ADN. Plus important peut-être est le fait que les architectes racontent leur projet à leur client en le lui faisant ainsi découvrir. Partir avec un client, c’est nouer avec lui une relation de plusieurs années. S’entendre est capital. Le client choisit ses architectes pour de bonnes raisons. Ils s’engagent alors à inventer, pour lui son projet. À cette fin, AW² aborde l’architecture, le design, le mobilier mais le plus important est de faire comprendre au client qu’au final, il n’obtiendra peut-être pas ce qu’il imaginait. Il va être surpris. Pour cela, il doit s’abandonner à ses architectes, les laisser faire car ils ne sont pas seulement là pour faire ce qu’il demande mais surtout pour aller au-delà. Le convaincre est évidemment difficile, cela exige la mise en place d’une relation très forte qui est aussi une faiblesse car celle-ci peut mettre les architectes, et le client, à la merci des sautes d’humeur des uns et des autres.  Mais prendre le risque de l’émotionnel a du bon car comme le dit Stéphanie : « quand un client nous fait part de l’émotion qu’il a ressenti, nous sommes heureux ».

 

L’art du plan

Plus longue est la première phase, plus courte est la seconde, celle où le projet prend forme. Toutes les impressions, lumières, lieux, matières se retrouvent dans le plan, leur outil majeur. Ce plan précède tout car il est le condensé d’une mise en scène, de la scénarisation d’une expérience dont ils vont dessiner le parcours à la suite de ce plan initial. Alors toutes les échelles s’y retrouvent, de celle du plan masse à celle de la chambre d’hôtel, d’une cuisine ou d’un jardin.

« Le plan est un outil moins utilisé », dit Reda et AW² le déplore. Car le plan est un langage en 3D, contrairement à ce qu’on peut croire. C’est une discipline qui, comme la littérature, a ses rythmes, ses assonances, ses subtilités, c’est une partition avec laquelle on s’amuse. (…)

Une architecture du regard

Plus que tout, l’architecture d’AW² est une architecture du mouvement. Réfléchir aux vitesses différentes de déplacements, à la juxtaposition d’une voie piétonne et d’une voire ferrée, à la présence d’un boulevard urbain en bord de mer comme à Athènes ou bien aux cinq minutes de déplacement d’une chambre à un restaurant dans un hôtel, c’est la même chose. Ce laps de temps, il faut le penser, le dessiner, ne rien rater des perspectives, des échappées, des vues entre deux bâtiments qu’il va procurer. Il faut placer au juste endroit les éléments de paysage comme un compositeur introduira un silence ou un coup de cymbale. Et si la composition pense l’espace, elle n’oublie pas le temps. Car celui-ci aussi va jouer son rôle en modifiant peu à peu la couleur et la texture des matériaux, en faisant griser un bois, en lissant un sol. Influence toujours de l’architecte sri-lankais Geoffrey Bawa, maître d’un tropicalisme moderne.

Nourri de culture cinématographique, AW² envisage donc tout projet comme un traveling. Plus que de décor, il s’agit de la mise en scène d’une expérience, celle de l’utilisateur nourrie de points de vue, de perspectives, d’espaces à traverser. Priorité à la scénarisation, qu’il s’agisse d’un ensemble de bungalows ou d’un abri pour fumeurs calé au fond d’une cour. D’autres éléments récurrents sont encore repérables de projet en projet. Une certaine passion pour la symétrie et les axes de l’espace. Un côté formel, des vues cadrées, des hauteurs sous plafond « en général scandaleusement élevées », des matériaux massifs, et des écrans ajourés avec comme préoccupation première d’éviter que l’architecture ne devienne imposante. Même à Amman où tout est en pierre, rien n’y est écrasant.

 

Plus que tout, le travail sur la profondeur de la façade prime. Dans beaucoup des projets, il n’y a pas de différences entre l’intérieur et l’extérieur. À cela une première explication géographique. Dans les pays tropicaux où la thermique est différente, la notion de limite peut disparaitre. Il faut certes se protéger du soleil ou de la pluie mais l’ouverture est la règle. Le projet ne s’arrête alors que là où le regard s’arrête et de ce fait, tous les éléments du paysage se trouvent intégrés à sa conception même. Reda résume cette approche d’une formule : « si on ne ferme pas la fenêtre, on va finir par dessiner le voisin ». Dilatée, la façade n’est plus une frontière mais un filtre. Dans cette mise en scène d’un univers poreux, l’œil retrouve son innocence des temps médiévaux, quand l’univers, dénué d’une perspective encore à inventer, voyait le monde comme un espace feuilleté. Cet « effet millefeuilles » porte en lui l’immensité des possibles car pratiquer une architecture exige le recours à tous les sens : vue, ouïe, odorat et plus encore imagination. Créations spatiales, les architectures d’AW² sont des objets d’émotions. Et gustatifs. À ce sujet, l’agence parle de fusion architecture, comme on le dit de la fusion food. Le croisement des influences aboutit à l’émergence d’un monde généreux. C’est le mezze à la méditerranéenne, un buffet. Ici, l’architecture n’est pas servie à l’assiette. Comme l’invité circule dans la salle de réception où les tables sont dressées, le client d’un hôtel va et vient, et découvre à chaque pas une portion d’univers. L’espace est une partition, une rythmique et comme pour la musique édifiée pourtant sur une maigre poignée de notes, il s’offre dans une infinité de possibles. L’architecture est encore un voyage, une exploration.

On pourrait s’imaginer que dans des pays au climat tempéré, l’approche serait autre. Eh bien non. Aujourd’hui, pour le Ritz Carlton de Zermatt en Suisse, AW² travaille l’épaisseur de la façade en y dissociant la partie thermique étanche de la façade elle-même. Entre les deux parois, s’insère un isolant et toute cette machinerie technique ne fait que réactualiser des processus traditionnels à l’œuvre dans l’architecture locale.

AW² aime à rendre flou la séparation entre l’intérieur et l’extérieur. D’ailleurs, ils dessinent tout, de la table au plan masse, dans un même mouvement, jouant avec les échelles comme avec des poupées gigognes. D’où le fait que dans leurs intérieurs, les meubles se font rares, au profit d’éléments intégrés, plateformes, cimaises, tablettes plutôt que canapés. Matières en vibration, finition intérieure retournée sur la façade. Un effet d’écho démultiplie les sensations, la terre se retrouve dans le cuir du tapis, dans les murs, dans la tête de lit est engravée dans des cuirs….  Il est vrai qu’au Vietnam, le mobilier des maisons vernaculaires s’est souvent composé d’une plateforme de vie, sur lequel est posé un matelas, qui sert de lit et qui est également dédié aux repas. Dans les chambres dessinées par AW², la tête de lit peut servir de bureau, la baignoire s’y trouver encastrée, l’autre côté offrant un siège de repos. Quand bien même la chambre dessinée ferait 75 m², elle ne comportera que trois petites tables, un divan encastré dans le sol, des coussins.

Aujourd’hui, le carnet de commande de l’agence s’étoffe. AW² se voit mis en compétition avec des pointures internationales et ce n’est que justice. L’anonymat préservé par une activité sous les tropiques a vécu. Des hôtels, des chaînes d’hôtels, des logements, des bureaux, des sièges sociaux et des chais, des maisons, des établissements publics… sont au programme. Les projets réalisés continuent d’engranger des prix et des récompenses, comme celle reçue au Mipim pour le Six Senses Condao. Ceux qui ont eu la chance de pratiquer l’une de ces cabanes, l’un de ces hôtels, qui ont connu un coucher de soleil dans l’un de ces havres où l’architecture tient du baume se promettent assurément d’en tester tous les autres. AW² procure une certaine addiction. (…)

Le texte intégral de Philippe Trétiack sera à lire dans la monographie qu’Archibooks consacrera prochainement à l’agence AW2.   

Texte Philippe Trétiack
Photos Juan Jerez

Retrouvez l’intégralité du portrait d’agence sur AW² dans Archistorm daté novembre – décembre 2021