Dans le paysage architectural de l’Hexagone, Naço est une agence atypique, tout à la fois engagée dans l’architecture, l’aménagement intérieur, le mobilier, le design visuel, les solutions de mobilité. Pour rencontrer Marcelo Joulia et son équipe, rendez-vous est pris dans le 12e arrondissement de Paris. Les bureaux se trouvent en fond de cour. Derrière un jardinet, voici un grand bâtiment, structure bois et façade de verre. Ce R+2 sous charpente est constitué de trois plateaux ouverts, reliés par un escalier en bois. Au rez-de-chaussée, les équipes chargées du design. Au premier étage, les architectes. Marcelo Joulia occupe, lui, le deuxième et dernier étage. L’espace ressemble moins à une agence classique qu’à un lieu hybride, entre galerie d’art, plateau de travail et showroom… où s’accumulent photos, maquettes et pièces de mobilier.

Quand Marcelo Joulia le découvre au hasard d’une balade, à l’orée des années 1990, cet ancien séchoir à bois était désaffecté. Il était surtout bien trop volumineux pour une agence constituée de deux associés à l’époque. Qu’à cela ne tienne : l’architecte, qui aime se fier à son instinct, décide de l’acquérir et de le rénover. Quant au choix de s’implanter dans l’est parisien, ce n’était pas vraiment un hasard, le quartier regroupait alors nombre d’artisans d’art, menuisiers, miroitiers, marbriers, doreurs, ciseleurs… des savoir-faire indispensables à la réalisation de ses premiers prototypes. Car c’est par le mobilier et le luminaire que débute son chemin dans la création en 1986. Viendront ensuite, au fil des années et au gré des opportunités, la scénographie, la réalisation de stands, l’architecture intérieure et l’architecture. L’agence grandit et se délocalise à l’étranger en ouvrant une filiale à Shanghai en 2005, et à Buenos Aires en 2008 (bureau qui, depuis, a fermé). Aujourd’hui, Naço Architectures comprend une vingtaine de collaborateurs, dont une forte proportion d’étrangers. Juan Miri est le directeur général de l’agence. Également argentin, cet architecte diplômé de l’université de Buenos Aires a rejoint l’équipe en 2014. Au printemps 2023, Naço a obtenu la certification B Corp, label international qui certifie des entreprises ayant un impact positif sur le plans sociétal et environnemental.

©Juan Jerez Naço Architectures

Marcelo Joulia est né en Argentine en 1958. Son arrivée à Paris en 1976 – il n’a alors que 17 ans – est l’épilogue d’une période difficile d’un point de vue tant familial (le divorce parental) que politique (le coup d’État militaire qui renverse le gouvernement d’Isabel Perón). Le jeune homme apprend le français et s’inscrit à l’université de Vincennes, où il obtient une licence de géographie et une maîtrise d’urbanisme. En 1982, il étudie à UP6, l’école d’architecture de la Villette. Mais son intérêt pour la chose fabriquée s’est joué dès l’adolescence. Marcelo a été fortement marqué par sa formation à l’École nationale d’éducation technique (ENET) à Córdoba. Ces deux années seront décisives pour la suite : il y découvre le goût de la matière et de la fabrication. Il y apprend la menuiserie, la plomberie, le fraisage, la fonderie d’aluminium, et jusqu’à la gestion de chantier. « Ce fut un enseignement extrêmement fécond, raconte-t-il. J’ai appris à créer des outils et j’ai aussi compris que rien n’était impossible. » Aujourd’hui encore, il se définit comme un « maker », un faiseur. Le dessin est son langage naturel. Lors de l’entretien pour cet article, l’architecte prend régulièrement ses feutres pour raconter ou appuyer son propos. Et l’essentiel des projets de l’agence commence aussi par son coup de crayon, sur sa grande table en bois. Ne comptez pas sur lui pour expliquer sa démarche par de grandes théories ni pour aligner les concepts afin de défendre son travail. L’homme, qui peut se révéler intarissable, préfère parler de choix concrets (matière, lignes, couleurs…) ou se remémorer des rencontres marquantes qui ont donné de nouvelles directions à sa création.

Une création tous azimuts

Sur la longue table basse, Marcelo Joulia pose devant lui un impressionnant pavé de 500 pages. Ce volumineux portfolio, publié à l’occasion des 30 ans de l’entreprise, retrace l’ensemble de ses réalisations de 1986 à aujourd’hui. On y découvre une création à 360° et qui s’assume pleinement comme telle. Tourner les pages de ce livre permet de prendre la pleine mesure de son appétit créatif. Se succèdent cinémas, restaurants étoilés, appartements, maisons individuelles, hôtels, bureaux, galeries d’art, magasins, clubs de polo, vélos, bateaux à moteur, chariots de transport… À défaut de les mentionner tous en détail, on peut citer quelques projets phares comme le magasin Tacoma à Nantes (1991), premier lieu uniquement dédié à la vente de Compact Disc, sorte de concept-store avant l’heure. Dans cet ancien cinéma de 1 000 m2, l’agence a conçu un projet global, de l’aménagement intérieur (présentoirs des disques, luminaires…) jusqu’au logo et à la scénographie. Depuis l’aménagement en 1993 du restaurant de Pierre Gagnaire dans un hôtel particulier de Saint-Étienne, Marcelo développe également une passion pour la gastronomie déclinée à travers plusieurs restaurants. En 2007, une boucherie de style années 1970, rue Paul-Bert, a été quasiment gardée dans son jus vintage pour en faire Unico, un restaurant de spécialités argentines.

Ce livre des 30 ans recèle aussi une bonne part de projets non réalisés qui représentent bien cet esprit d’ébullition sur le principe du laboratoire permanent. Les flèches du temps, une proposition d’élévation en bois des clochers non terminés de Notre-Dame, étaient un hommage spontané au monument à l’occasion des célébrations de l’an 2000. Le projet a pris une nouvelle résonance avec l’incendie de la cathédrale d’avril 2019.

©Juan Jerez Naço Architectures

Des échelles multiples

Ces dernières années, les réalisations architecturales de Naço ont pris une ampleur particulière, à l’instar de Sakura, un complexe de bureaux de 30 000 m2 pour la Société Générale à Fontenay-sous-Bois. Sur une parcelle, tout en longueur, longée par une voie du RER, l’idée est de modéliser un bâtiment de 160 m adossé à cette ligne de transport. Pour rassurer les propriétaires des logements voisins, les architectes ont dessiné un jardin qui constitue comme une barrière végétale et acoustique. Ces 10 000 m2 d’espaces paysagers sont complétés par des terrasses arborées sur les toits. Le bâtiment, en forme de peigne, est là encore dessiné dans les moindres détails : joints creux, verres cintrés des façades, teinte mordorée qui tranche avec la grisaille de la banlieue parisienne. D’autres chantiers imposants sont en cours à Paris, telles cette rénovation de bureaux de 32 000 m2 à Charenton-Bercy, ou une restructuration de 35 000 m2 dans le quartier de la Maison de la radio. Des pistes, enfin, sont à l’étude en Afrique de l’Ouest, et un agent a été recruté pour prospecter le marché américain.

Ses grands chantiers n’empêchent pas l’équipe de continuer à travailler à des échelles plus modestes, à l’instar de nouveaux restaurants, d’un cabanon en bois ou encore du pavillon du mas Cartier. Cette construction minimaliste en béton et en verre est en cours de construction sur un grand terrain à Tarascon, non loin d’Arles. À la fois atelier et showroom, ce pavillon symbolise un nouveau chapitre pour Naço. Il est né d’une interrogation de Marcelo Joulia sur la poursuite de son activité après trente ans de carrière. Comment se relancer pour les prochaines années à venir ? Quelle nouvelle vision proposer, quelle utopie envisager ? « Je voulais créer un espace pour aller plus loin et me forcer à sortir de mes rails, et pour que le projet soit meilleur, analyse le concepteur. Si j’organise mes rendez-vous importants dans un espace inspirant, mon propos sera différent. » Il a donc imaginé cet atelier de 260 m2 avec une imposante table à dessin pour travailler à plusieurs, une grande bibliothèque, le tout en pleine immersion dans la nature. À proximité se trouve une maison avec des chambres d’amis. Le lieu dispose de trois tables extérieures à différents endroits, afin de profiter des différentes heures de la journée et d’associer séances de travail et moments de convivialité. Nul doute que ce nouvel espace sera propice à faire émerger de nouvelles idées et des projets inattendus dans les années à venir.

Texte : Mathieu Oui
Visuel à la une : Photo © Juan Jerez

— retrouvez le portrait d’agence Naço Architectures dans Archistorm 120 daté mai – juin 2023 !