DÉCRYPTAGE: LES TOURS, UN MAL DU SIÈCLE À COMBATTRE ?

 

Alors que les métropoles du monde entier se couvrent de tours, symboles jugés indispensables de leur accession à un statut mondialisé, Paris est en passe de faire de même avec quelques projets ponctuels mais ô combien visibles et emblématiques.

Après la tour du Tribunal de Grande Instance par Renzo Piano, d’autres sont en projet. Ce retour aux années 1960, où les portes de Paris et les quartiers rénovés se sont vus ponctués de tours, suit donc la mode mondiale. Mais est-ce bien judicieux ?

Tour DUO par les ateliers Jean nouvel © Ivanhoé Cambridge

De nombreux arguments plaident en défaveur des tours, particulièrement dans le contexte parisien. La prolifération de tours dans le monde renvoie d’abord une image banalisée où toutes les villes tendent à se ressembler. Mais Paris n’a pas besoin de tours pour exister, à la différence d’autres villes qui en ont fait une référence identitaire, comme Dubaï. Vu de la Tour Eiffel, le paysage parisien se présente comme une étendue extrêmement homogène, d’où n’émergent que les grands monuments et quelque soixante-dix tours de La Défense. Car le Grand Paris est la métropole d’Europe qui possède le plus de tours. Cette typologie architecturale née à la fin du XIXe siècle aux États-Unis grâce aux progrès de l’ascenseur et de la construction métallique, théorisée par les modernes dans les années 1920 comme nouveau paradigme de la ville, a finalement conjugué image symbolique de modernité, logique de promotion immobilière et forme apparente de densité.

 

Une fausse densité

 

Car il existe une croyance naïve, assez largement partagée, que les tours permettent de la densité face à l’étalement urbain. Or si une tour est localement dense à l’échelle du terrain sur lequel elle s’élève, ce n’est plus le cas à l’échelle d’un îlot ou d’un quartier. Une densité forte ne s’obtient que si on plante des forêts de tour les unes contre les autres, comme dans certains quartiers de Chine. C’est une fausse alternative à l’étalement urbain. Il existe bien d’autres formes de densité, qui en plus utilisent mieux l’espace public. Paris intra muros a ainsi une densité comparable à celle de Manhattan, ville la plus dense des États-Unis et exemple même d’une ville de tours.

Le paysage urbain de Manhattan est caractérisé par ses innombrables tours © Vtravelled

 

Même si dans cette ville les tours suivent l’alignement des rues et le tracé des îlots, les tours font la plupart du temps perdre le rapport à la rue, au sol, à l’échelle du piéton. Une tour est souvent entourée d’un pseudo espace public qui ne profite pas à la communauté. De plus une tour annexe la troisième dimension, occupe l’espace, ne le partage pas, s’approprie la lumière. Plus grave, les quartiers de tours ne favorisent pas l’innovation, la vie sociale, l’interaction, la proximité, la continuité, le voisinage, la vie culturelle, l’économie partagée, même la santé. En réalité la motivation d’une tour, c’est avant tout le prestige, le pouvoir, le statut social, le sentiment d’avoir la ville et le monde à ses pieds. Car cette solution de facilité se voit de loin et impose les vues de ses promoteurs et de ses concepteurs.

 

De la difficulté de concevoir une tour

 

Le paradoxe est qu’il est très difficile de dessiner une belle tour parce qu’elle résulte nécessairement de la répétition d’étages identiques et que cette répétition sur une grande hauteur est délicate à gérer sans engendrer un effet de monotonie. Différentes astuces permettent d’y palier. La classique référence au paradigme de la colonne, avec sa base son fût et son chapiteau, déjà mis à profit par les premiers architectes de tours, permet de magnifier le sommet de manière originale et de qualifier ainsi l’ensemble du bâtiment. Le décalage progressif des niveaux, comme dans la tour Sears à Chicago ou dans la tour du TGI à Paris offre une solution pour casser l’empilage des niveaux. Mais la grande majorité des tours ne s’embarrasse pas de ces subtilités.

Le quartier de la Défense contraste avec le paysage du coeur de Paris © Yann Caradec

 

Au delà de ces question urbaines et formelles, l’inconvénient des tours est leur coût excessif en terme d’exploitation et de maintenance. L’usage des ascenseurs – moyen de transport le plus cher du monde en termes de passagers-kilomètres – induit nécessairement des charges importantes. Le bilan énergétique des tours est plus que médiocre, même pour les plus performantes, et très loin des normes BBC, sans même parler de BEPOS. En réalité les tours sont toxiques pour la planète. La tour n’est pas un simple outil pour résoudre des questions locales de densité. Ce modèle urbain qui s’est progressivement répandu pendant le XXe siècle est désormais prévalent dans de larges parties du monde. Il faut en changer pour faire des villes durables, vivables et viables. Il ne faut pas construire plus haut, il faut construire plus intelligemment  (…)

 

Texte : Bertrand Lemoine
Visuel à la une : À Shanghai de nouveaux gratte-ciel ne cessent d’émerger, et définissent entièrement le paysage urbain © Haoyihaoyihaoyi

 

Retrouvez l’intégralité de la chronique de Bertrand Lemoine, au sein d’Archistorm #94