TRIBUNE LIBRE

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ANNE-FRANÇOISE JUMEAU, ARCHITECTE, EN COLLABORATION AVEC LAETITIA CHAUVIN, CRITIQUE D’ART

Vue de « l’extérieur », l’architecture reste un métier, malheureusement abscons, une sorte de mystère, souvent une fascination. Ce métier exige de faire coexister et se marier les contraires à l’infini : les sciences exactes, physiques, mathématiques, et l’imaginaire, l’invention, la création ; le dedans et le dehors ; l’agence et le chantier ; les étoiles et la boue ; les études, les dessins 2D, 3D, et le réel, la réalisation ; la complexité, les règles et les normes tellement nombreuses, et la solution ; les fonctions et la forme ; l’énergie et la frugalité ; l’individu et la communauté, le groupe ; etc. La liste n’a pas vraiment de fin, c’est la vie en somme !
Depuis toujours, je suis animée par l’envie de dire, de faire comprendre et de partager. En 2019, j’ai commencé une série de cinq livrets illustrés pour raconter ma pratique de l’architecture. Matières, paru en septembre 2020, explique le travail de la matière mené à l’agence depuis vingt ans. Puis, avec la complicité de Laetitia Chauvin qui a su mettre en mots mes paroles, Maquettes est sorti en ce début d’année 2021. J’en livre le texte ici.

Maquettes

« La vertu intrinsèque du modèle réduit est qu’il compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition de dimensions intelligibles. »
Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962)

Étroitement associée à la profession d’architecte, la maquette constitue l’un de ses attributs symboliques, au même titre que le fil à plomb ou l’équerre. Si ces derniers sont tombés en désuétude, la maquette, elle, est toujours pratiquée. Elle demeure le royaume de l’architecte, celui où il exerce en parfait démiurge, en créateur omnipotent. La maquette projette un monde en miniature, où les rues s’enjambent et les toits se sautent. Chez Anne-Françoise Jumeau, qui a développé un goût très personnel pour la maquette qu’elle fait intervenir très tôt dans l’élaboration de ses projets, la pratique du modèle réduit est extensive, centrale, physique.
Lieu du « faire », elle concentre toute la force de l’indicible pensée en action. Sensible, transactionnelle, choyée autant que malmenée, la maquette est un totem paré de vertus magiques : non seulement capable de réduction lilliputienne, elle anticipe et matérialise une vision.

« Pour connaître l’objet réel dans sa totalité, nous avons toujours tendance à opérer depuis ses parties. La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant. La réduction d’échelle renverse cette situation : plus petite, la totalité de l’objet apparaît moins redoutable ; du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble qualitativement simplifiée. Plus exactement, cette transposition quantitative accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose ; à travers lui, celle-ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil. »

« À l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique. »
Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962)

Une maquette pour quoi ?

Pour voir, voir, voir et voir encore. Une maquette pour voir l’ensemble du projet et son emprise dans le quartier. Une maquette pour voir depuis différents points de vue : celui surplombant comme le point de vue de l’oiseau (bird’s eye view), ou celui à hauteur de passant lorsque l’on met « l’œil dans la maquette ». Une maquette pour réfléchir et dessiner en volume. Une maquette comme outil cognitif pour appréhender un bâtiment dans sa totalité et sa complexité. Une maquette pour projeter une expérience, pour s’aventurer dans l’anticipation. Une maquette pour vérifier les questions relatives aux volumes et aux étagements, pour apprécier au mieux les continuités ou les ruptures de plateaux et de niveaux. Une maquette pour comparer le bâtiment projeté avec son environnement, les accroches urbaines, le rapport avec les édifices alentour et les artères contiguës. Une maquette pour apprécier les échappées, les horizons ouverts ou fermés. Une maquette pour juger un projet avec un autre. Une maquette pour synthétiser des principes, des gestes, des idées. Une maquette pour appréhender la constitution du bâtiment en lui-même, dans son volume, ses proportions, son harmonie, son équilibre, comme on envisage une sculpture. Une maquette pour débattre, au sein de l’agence, pour susciter le partage, l’adhésion, la contradiction, à l’opposé de l’outil informatique, pratiqué dans la solitude. Une maquette à visée pédagogique pour informer et instruire. Une maquette pour convaincre, grâce à son prodigieux pouvoir de communication et son immédiateté visuelle accessible à tous. Une maquette pour rêver aussi, a fortiori quand elle est sculpturale, très abstraite, traitée par grandes masses[1]. Enfin, une maquette pour créer des images.

Une maquette par qui ?

Reconnaissons que la conception de maquettes est un vrai métier. À l’agence, la maquette est pratiquée en amateur, à des fins de recherche et comme un outil de travail. Elle est réalisée par d’habiles stagiaires et les collaborateurs de l’agence. Hélas, le savoir-faire se perd, car les nouveaux architectes sont formés principalement aux logiciels et de moins en moins aux objets en 3D.
Parfois, l’agence délègue à des entreprises spécialisées les maquettes très petites, si délicates qu’elles sont de l’ordre du bijou, et qu’elles requièrent une dextérité digne de l’orfèvrerie. Parfois aussi, une maquette est réalisée en externe à la demande du commanditaire à des fins commerciales ou de promotion. Très éloignée de la maquette de travail, plus impersonnelle, elle est maquillée, pimpée, et relève plus du jouet ou de l’objet de séduction.

Ensemble de maquettes AF Jumeau Architectes / Périphériques. Photo © Luc Boegly

 Une maquette comment ?

« Hâtez-vous lentement, et sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,  Polissez-le sans cesse, et le repolissez,  Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. »
Nicolas Boileau, L’Art poétique (1674)

La maquette est conçue comme un objet d’étude : comme telle, elle est recoupée, recollée, modifiée, triturée, retravaillée, désossée, décortiquée, démantelée, disséquée, touchée et retouchée, bref, en constante évolution tout au long du processus de conception du projet.
En conséquence, la maquette doit être suffisamment robuste pour ne pas craindre d’être malmenée. Elle est en carton, en carton plume, en balsa, parfois en métal ou en plexiglas. II est arrivé qu’elle soit en ardoise pour se rapprocher de l’aspect final. Il y a une décennie ou deux, la maquette était peinte, souvent de couleurs vives, à des fins didactiques. Aujourd’hui, elle est le plus souvent recouverte d’un tirage imprimé et collé.
La maquette autorise les gestes les moins conventionnels : en cela, sa pratique se rapproche de la sculpture. Continuellement remise sur le métier, comme en ont l’habitude les peintres et les sculpteurs, elle est un palimpseste et renferme toutes les étapes de la recherche, enfouies sous les nouvelles idées. On aimerait qu’elle ébruite le secret de ses états effacés, mais ils sont présents, en quelque sorte, dans la synthèse qu’elle opère.
La maquette est évidemment amovible de son plateau, de façon à ce qu’on puisse la prendre en main, l’ausculter sous toutes les coutures et « mettre son œil » dedans afin d’adopter le point de vue du piéton.
Vue de « l’extérieur », l’architecture reste un métier, malheureusement abscons, une sorte de mystère, souvent une fascination. Ce métier exige de faire coexister et se marier les contraires à l’infini : les sciences exactes, physiques, mathématiques, et l’imaginaire, l’invention, la création ; le dedans et le dehors ; l’agence et le chantier ; les étoiles et la boue ; les études, les dessins 2D, 3D, et le réel, la réalisation ; la complexité, les règles et les normes tellement nombreuses, et la solution ; les fonctions et la forme ; l’énergie et la frugalité ; l’individu et la communauté, le groupe ; etc. La liste n’a pas vraiment de fin, c’est la vie en somme !
Depuis toujours, je suis animée par l’envie de dire, de faire comprendre et de partager. En 2019, j’ai commencé une série de cinq livrets illustrés pour raconter ma pratique de l’architecture. Matières, paru en septembre 2020, explique le travail de la matière mené à l’agence depuis vingt ans. Puis, avec la complicité de Laetitia Chauvin qui a su mettre en mots mes paroles, Maquettes est sorti en ce début d’année 2021. J’en livre le texte ici.

Maquettes

 « La vertu intrinsèque du modèle réduit est qu’il compense la renonciation à des dimensions sensibles par l’acquisition de dimensions intelligibles. »
Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962)

Étroitement associée à la profession d’architecte, la maquette constitue l’un de ses attributs symboliques, au même titre que le fil à plomb ou l’équerre. Si ces derniers sont tombés en désuétude, la maquette, elle, est toujours pratiquée. Elle demeure le royaume de l’architecte, celui où il exerce en parfait démiurge, en créateur omnipotent. La maquette projette un monde en miniature, où les rues s’enjambent et les toits se sautent. Chez Anne-Françoise Jumeau, qui a développé un goût très personnel pour la maquette qu’elle fait intervenir très tôt dans l’élaboration de ses projets, la pratique du modèle réduit est extensive, centrale, physique.
Lieu du « faire », elle concentre toute la force de l’indicible pensée en action. Sensible, transactionnelle, choyée autant que malmenée, la maquette est un totem paré de vertus magiques : non seulement capable de réduction lilliputienne, elle anticipe et matérialise une vision.
« Pour connaître l’objet réel dans sa totalité, nous avons toujours tendance à opérer depuis ses parties. La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant. La réduction d’échelle renverse cette situation : plus petite, la totalité de l’objet apparaît moins redoutable ; du fait d’être quantitativement diminuée, elle nous semble qualitativement simplifiée. Plus exactement, cette transposition quantitative accroît et diversifie notre pouvoir sur un homologue de la chose ; à travers lui, celle-ci peut être saisie, soupesée dans la main, appréhendée d’un seul coup d’œil. »

« À l’inverse de ce qui se passe quand nous cherchons à connaître une chose ou un être en taille réelle, dans le modèle réduit la connaissance du tout précède celle des parties. Et même si c’est là une illusion, la raison du procédé est de créer ou d’entretenir cette illusion, qui gratifie l’intelligence et la sensibilité d’un plaisir qui, sur cette seule base, peut déjà être appelé esthétique. »
Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage (1962)

(…)


[1]. Comme lorsque Anne-Françoise Jumeau Architectes conçoit des tours-baobabs ou des villes-rochers par exemple.

Visuel à une Ensemble de maquettes AF Jumeau Architectes / Périphériques. Photo © Luc Boegly

retrouvez l’intégralité de la Tribune Libre : Partagez l’architecture ! par Laetitia Chauvin, critique d’art, en collaboration avec Anne-Françoise Jumeau, dans archistorm daté mars – avril 2021