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LA TENTATION DE L’ARCHITECTURE POPULISTE

 

Plusieurs grands dirigeants politiques de ce monde — pilotant tous, sans exception, des régimes autoritaires — ont pu s’émouvoir ces derniers temps des « excès » de l’architecture contemporaine. Qu’il s’agisse du président américain Donald Trump, du leader turc Recep Tayyip Erdoğan, du dirigeant chinois Xi Jinping, tous reprochent à l’architecture des débuts du XXIe siècle son caractère irrespectueux de la tradition et ses outrances en matière de conception ou de style. Leur credo est celui de ce qu’on a appelé, au début du XXe siècle, lorsque l’esprit moderne se déchaînait et bousculait les valeurs acquises, le « retour à l’ordre ».

L’architecture dite « populiste » est celle qu’affectionnent ces dirigeants. Quelque forme qu’elle prenne, celle-ci se nourrit de l’idée que toute mutation du style, qui est une mutation de la conscience, doit être, plus encore que contrôlée, éradiquée. Si l’architecture populiste déteste, à l’instar de la Beauté baudelairienne, « le mouvement qui déplace les lignes », c’est d’avoir en horreur tout ce qui est de nature à signifier que le monde bouge et change. Traditionnelle par essence, elle est réactionnaire par volonté de faire prévaloir le vocabulaire du passé, contre celui de l’avenir : au principe que le passé est source d’identité vraie, référence porteuse de solidité, de durée, de stabilité. Elle est aussi, au risque de surprendre, humaniste, en ce qu’elle vise l’apaisement mental : de grâce, cachez-nous ces bâtiments modernistes qui heurtent notre sensibilité, la troublent et en éparpillent les repères !

— Un mal, l’architecture populiste ? Un bien, malgré le mépris qu’elle inspire dans les cercles éclairés ? 

Oublions l’amour et mettons de côté le parti pris. Nous aimons l’architecture classique, son caractère altier, sa dévotion pour les formes géométriques harmonieuses ? Oublions-le, cet amour. C’est au contraire l’architecture moderne et contemporaine que nous aimons, ses audaces, sa culture des styles et des matériaux dernier cri, son obstination à nous étonner ? Oublions, tout pareil, cet amour. Essayons, ici même, de dresser dans nos têtes le drapeau de la neutralité, du neuter latin, le « ni pour ni contre ». Oui, effaçons le disque dur de nos préférences et voyons plutôt les choses telles qu’elles sont, en apprenant d’elles et non de notre conditionnement.

Un retour du déjà-vu : l’empreinte

Le populisme, dit le dictionnaire, est cette « attitude politique consistant à se réclamer du peuple, et à promettre de tenter de satisfaire ses revendications. » L’architecture « populiste », par extension ? Entendons par là une architecture pour le peuple, völkisch (un terme à la mode du temps des nazis, qui en raffolaient), comprendre : la plus classique possible, bien sage et pondérée, évitant l’ostentation et le kitsch au profit d’une certaine frugalité. C’est entendu, l’architecture populiste, que qualifie sa proximité avec ce qui serait l’esprit du peuple, l’esprit des « plus larges masses » selon les marxistes, s’oppose à celle que valorise ordinairement l’élite sociale et intellectuelle, qui cherche, elle, le raffinement, l’exception esthétique et la distinction.

Le palais du Parlement
à Bucarest © Dimitry Anikin

Veut-on un exemple contemporain d’architecture populiste ? Portons-nous, non loin d’Ankara, capitale de la Turquie, sur le plateau anatolien, très exactement dans le quartier de Beştepe. Nous y voici nez à nez avec un solide ensemble posé sur une éminence boisée, le palais présidentiel dit le « Palais blanc » ou encore la « Maison blanche » (en référence à la Maison-Blanche de Washington, résidence du président des États-Unis d’Amérique). Inauguré en 2014, ce palais, le Cumhurbaşkanlığı Sarayı, est né du désir du président turc Erdoğan, au pouvoir depuis 2003 (il fut Premier ministre avant de devenir président), de doter le pouvoir exécutif de nouveaux locaux, ceux, situés en ville, de Çankaya (un complexe architectural conçu par Mustafa Kemal Atatürk en 1924), se révélant inadaptés, désuets et « pleins de cafards » si l’on en croit le président lui-même, qui aspirait à le quitter dès que possible. Ce nouveau palais turc a des airs de déjà-vu. Il évoque, sur le mode de l’empreinte, le palais Topkapı (Istanbul), le château de Versailles, l’ancien Whitehall Palace (Londres), le palais de Schönbrunn (Vienne), le palais du Parlement, aussi, que le président roumain Nicolae Ceaușescu, destitué puis fusillé avant d’en avoir vu l’achèvement (en 1997), avait implanté au centre de Bucarest. Sommet d’architecture pharaonique (il compte 1 000 pièces, pour un coût total d’environ 500 millions d’euros), inscrite, par son plan géométrique, dans les figures respectables du carré, du cercle et du rectangle, la « Maison blanche » turque élève ses colonnades strictes au-dessus de jardins en plan français classique et d’un paysage où le vide a été fait. Ses grands toits aux airs d’ombrelles carrées, nombreux, aplatis et à peine pentus, la maintiennent optiquement à égale distance symbolique du ciel et de la terre, dont elle semble la jonction. Une indéniable majesté s’en dégage, qui évoque allégoriquement le sérieux, la puissance et l’inflexible autorité du pouvoir politique turc. En termes stylistiques, qui plus est, cet ensemble monumental offre de quoi parler au cœur de l’Anatolien. Construit en reprenant les canons de l’architecture seldjoukide, il incarne une continuité entre l’actuel régime du président Erdoğan, affirmant haut et fort son nationalisme, et celui de la dynastie turque des Seldjoukides, qui régna sur une partie de l’Orient au bas Moyen Âge et y développa une civilisation spécifique, demeurée mémorable. (…)

Architecture néo-provençale, château de la Chèvre d’or,
hôtel-restaurant de luxe à Èze (Alpes-Maritimes) © D.R.

Texte Paul Ardenne
Visuel à la une Le « Palais blanc » à Ankara © Ex13 Ak Saray

Retrouvez l’intégralité de la Chronique Blockbuster de Paul Ardenne sur la tentation de l’architecture populiste dans Archistorm daté janvier – février 2021