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VENISE 2021 : UNE BIENNALE D’ARCHITECTURE POUR Y VOIR MOINS CLAIR

« How will we live together ? » — « Comment vivrons-nous ensemble, à l’avenir ? » Sous cet intitulé interrogatif et lapidaire, la 17e Biennale internationale d’architecture de Venise a proposé en cette année 2021 une question piège, de celles dont on peut craindre qu’elle n’accouche de fausses expertises. Était-ce là l’intention malicieuse ou perverse (rayer la mention inutile) de son commissaire, l’architecte libanais Hashim Sarkis ? Les réponses à l’interrogation, on le pressent, sont diverses, époque trouble telle que la nôtre oblige. Formulées avec autorité par les architectes participants, chacun y allant de son point de vue bien formé, elles invitent à réfléchir autant au devenir architectural qu’à celui de l’expertise, en crise profonde quelque domaine que l’on aborde — dont l’architecture et l’urbanisme.

Quelque part dans le vaste ensemble expositionnel que représente la Biennale, un mot en lettres majuscules blanches a été suspendu dans l’espace, comme un constat, comme une annonce, comme une promesse, comme une menace, on ne sait trop : « Incertity », « Incertitude ». Voilà trouvé le mot-clé de l’événement : incertitude. « Comment vivrons-nous ensemble ? » À cette question jetée par Hashim Sarkis comme un os à ronger aux architectes invités, exposition générale et exposition des pavillons nationaux compris, la seule réponse qu’avance l’événement est bien celle-ci, peu soluble dans le triomphalisme : « On ne sait pas. »

Pavillon des États-Unis, AMERICAN FRAMING © Francesco Galli – Courtesy La Biennale di Venezia

L’obscur du devenir contemporain

Précisons : « On ne sait pas » est la réponse qu’inspire au visiteur l’ensemble de la manifestation après qu’il en a fait le tour (un tour raccourci, pour cause de Covid-19, par la fermeture de plusieurs pavillons, en dépit du report d’un an de l’événement, initialement programmé en 2020). Car pour le reste, chacun des participants y va de son credo, le plus souvent affirmé avec force : ce sera ainsi et pas autrement.

Un œil sur le pavillon canadien, dans les Giardini. Enrobé tout entier dans une toile vert pétant, il annonce sereinement le ton : attendez-vous à des lendemains qui chantent où la vie s’assimilera à un paradis green — y croire ? Un mot sur le pavillon japonais (commissariat de Jo Nagasaka) : on y vante les vertus du réemploi et de la réutilisation des matériaux de construction — normal, dira-t-on, dans un pays à la population en baisse où de nombreuses maisons vides n’attendent que d’être détruites et recyclées —, notre futur sera aux habitats reconditionnés par le réemploi. Un mot sur le pavillon américain (Paul Andersen and Paul Preissner), pour l’occasion affublé d’une spectaculaire avant-façade en bois de charpente : n’en doutez pas, demain, tout sera en bois, les maisons, le paysage urbain, nos rêves d’architecture. L’agence hollandaise Reinier de Graff (mais plaisante-t-elle ?) nous propose dans l’Arsenale, en guise d’avenir collectif, quelques lits d’hôpital flanqués de leur équipement médical, le tout face à la fière silhouette du Modulor de Le Corbusier, l’un de ses bras, cependant, perfusé. Aïe, le modernisme ne fait plus recette… Pauvres de nous autres, ignorants des dégâts qu’occasionneront les inévitables pandémies à venir, dont celle du Covid-19 n’aura été que le premier épisode en date. Les Chiliens d’Elemental, le long du bassin du même Arsenale, nous proposent quant à eux un gigantesque habitat primitif de bois circulaire, haute palissade aux airs de totem cathédralesque, d’inspiration mapuche — on pense à la cathédrale de Brasilia d’Oscar Niemeyer, une citation éloquente, mais pour signifier qu’il s’agit à présent de changer de « paradigme » (« Chileans and Mapuche, Building places to get to know each other [KÜNÜ], Building places to parley ]KOYAÜ-WE]) : fini, l’ère de la spiritualité branchée moulée dans l’architecture de béton ou high-tech, demain consacrera le retour de la vie primitive, communautaire et animiste, degré premier de la civilisation.

Pavillon de l’Italie, COMUNITÀ RESILIENTI © Andrea Avezzù, Courtesy La Biennale di Venezia

Quoi encore ? Le pavillon italien, à ce propos, a déjà annoncé la couleur, en demi-teinte même si l’on y projette en boucle une éclatante vidéo d’enfants joyeux qui arrachent de leur visage leur masque sanitaire dans un paysage ensoleillé où respirer l’air pur sera de nouveau possible, un cliché d’une stupidité consternante. Ces innocents ont-ils pris connaissance de l’état de pollution réel de l’atmosphère terrestre ? On sera bien avisé, au nom du sacro-saint principe de précaution, de leur recommander plutôt le masque à gaz. De quoi nos amis transalpins nous parlent-ils, d’ailleurs ? De communautés déjà prêtes au pire, « résilientes », un terme tarte utilisé dorénavant urbi et orbi pour signifier que l’on sait affronter le pire et, somme toute, que l’on s’en sort fort bien, un credo repris, main sur le cœur, pareillement, par les Français (Christophe Hutin, Communautés à l’œuvre)… De quoi s’énerver de ce futur-là, soit dit en passant, et de sa promotion bienveillante. À qui fera-t-on croire, gogos mis à part, que « les gens » aiment plus que tout vivre dans des habitats de retape ? Nécessité seule, en la matière, fait loi. Proposez maintenant à tous les « gens » concernés un pavillon individuel, et immédiatement tous détalent de la zone de résilience (où les architectes, d’ailleurs, qui ne squattent que les beaux quartiers, n’habitent pas). Parenthèse : intéressant de voir comment perdure le regard attentif des nantis (les architectes de métier) sur ceux qui ne le sont pas (les miséreux condamnés à la résilience dans des structures pourries). Comme dans les zoos humains de l’Exposition coloniale de 1931, en quelque sorte. Le bon Blanc civilisé qui a la haute main sur le monde va voir le pauvre Noir aux airs d’animal de la brousse. Mépris inconscient, plus que réel intérêt ? Le fait est que le couplet humanitaire-humaniste de bonne conscience, consensuel et gentil, finit par lasser, et sa reconduction sacrale, par avouer le refus de changer vraiment le monde.

Et ainsi de suite (le modèle majeur et inusable incarné par la cabane en bois finlandaise en kit Puutalo pour affronter les temps peu sûrs ; la tuile capable de tout couvrir et emmailloter, par les Chiliens Barreda et Sepúlveda…), en une épuisante théorie de prospectives toutes plus fondées les unes que les autres à être remises en cause par le cours chaotique de l’Histoire et sa toujours crasse imprédictibilité, comme nous en a prévenu voilà déjà des lustres le prudent Max Frisch, que feraient bien de relire nos visionnaires de salon. Les architectes contemporains, de nouveaux Nostradamus ? Attention à ne pas finir comme le plus clownesque de nos experts français, le fameux Alain Minc, spécialiste de l’erreur systématique de prévision et comique troupier de l’Histoire en marche, une Histoire toujours peu ou prou désobéissante, n’en déplaise aux derniers en date de nos spécialistes de la lecture dans le marc de café, même lyophilisé. (…)

Texte Paul Ardenne
Visuel à la une Pavillon d’entrée © Francesco Galli – Courtesy La Biennale di Venezia

Retrouvez l’intégralité de l’article Blockbuster de Paul Ardenne sur la biennale d’architecture de Venise dans Archistorm daté novembre – décembre 2021