On me demande de parler ici de matériaux, ou plus précisément, de la relation que j’entretiens avec ceux-ci dans le cadre de ma pratique architecturale. Je parlerai de ma relation à la matière en général, le terme « matériau » véhiculant par sa définition une contingence à sa dimension constructive, fonctionnelle et physique, à un rôle technique, intéressant, mais qui a tendance à éluder de nombreuses dimensions de cette même matière, poétique, sensorielle, symbolique et parfois même métaphysique : la dimension immatérielle de la matière.

L’architecture commence à exister lorsqu’on en fait son expérience. Un bâtiment qui existe, mais dont personne, aucun être vivant, n’aurait jamais fait l’expérience ou même eu simplement connaissance, n’existe pas. L’architecture, pour sa relation avec l’être humain, existe lorsqu’elle se confronte à une conscience. C’est une rencontre. Cette rencontre avec l’architecture peut aussi bien s’opérer lors de la visite physique d’un lieu que lors de sa découverte dans un livre, sous la forme d’une image, de dessins ou même d’une description littéraire. L’architecture peut donc exister sans exister, celle-ci pouvant être décrite matériellement avant sa construction physique autant qu’après sa destruction.

Partant de ce principe et de la même façon que l’architecture en elle-même, son matériau constitutif, la matière, n’existe-t-elle aussi que lorsqu’elle se confronte par l’expérience à l’état de conscience de quelqu’un. Je crois beaucoup en la théorie des phares, selon laquelle chacun projette un monde différent devant lui, teinté de sa sensibilité, de son vécu, de ses intérêts, de son être.

Projet The Island © Simone Bossi

Chacun est saisi d’une émotion différente en faisant l’expérience d’une matière, raison pour laquelle je ne crée pas de hiérarchie dans la matière, chacune pouvant trouver son écho, son antimatière, constituée du bagage que chacun de ceux qui en feront l’expérience véhiculera avec lui : cette antimatière est donc infiniment plus vaste et complexe que la réalité physique de la matière en elle-même. Elle se trouve d’ailleurs explorée au travers des qualias dans l’architecture japonaise, la philosophie, les neurosciences ou les sciences cognitives, comme le contenu subjectif de l’expérience d’un état mental : la conscience phénoménale. Concrètement, la vue d’une pierre, d’un béton ou d’un bois ne provoquera pas deux émotions subjectives similaires en fonction du vécu de chacun. En plus de cela, l’être humain étant doté d’une intelligence sensorielle inouïe, son inconscient, sensible à la réverbération du son, à la densité, à la masse ou la conduction thermique au toucher, saura provoquer une émotion différente s’il se trouve entouré de parois massives en pierre naturelle ou d’un centimètre de parement en matériau de synthèse, quand bien même ces matières seraient visuellement identiques. S’il y a bien un dénominateur commun entre nous tous, c’est une forme de sensibilité bienveillante et plaisante à la vérité, ou du moins à la force de son intention. C’est ce que je recherche dans mes projets et c’est là que le travail de l’architecte intervient : créer un environnement de vérité, seul moyen pour moi de travailler sur la fabrique d’émotions plus universelles. Cela ne veut pas dire que je mets en œuvre uniquement des matériaux naturels exprimés physiquement seulement pour leur fonction ou dans leurs essences brutes. Un matériau de synthèse ou un revêtement à vocation esthétique peut être convoqué dans mes projets, mais il doit être employé et exprimé comme tel. Ce qui compte est l’intention de vérité, la vérité en elle-même étant différente pour chacun.

Toujours dans cette compréhension de la richesse des interactions et du dialogue entre un lieu et son visiteur, je prends aussi beaucoup de plaisir à faire dialoguer les matières, composant mes projets comme des tableaux dans lesquels les éléments architecturaux et leurs matières se personnifient et créent autant de conversations, s’enrichissant et se valorisant mutuellement, la perception d’une matière se déformant toujours à l’épreuve de son contexte. Une dalle en béton brut n’est jamais aussi sensuelle que lorsqu’on la surprend en train de discuter avec un pilier en marbre. Émotions et imaginaire deviennent alors l’expérience de l’architecture.

Mon matériau de prédilection : la matière grise.

Texte : Clément Lesnoff-Rocard
Visuel à la une : Projet Monument © Simone Bossi

— retrouvez la tribune libre matériaux sur la matière grise dans Archistorm 119 daté mars – avril 2023 !