PARTIE 2 : EUPALINOS N’EST PLUS ARCHITECTE, IL EST DEVENU UNE INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

 

En ce nouveau monde urbain, obligatoirement, les ordinateurs tournent à plein régime, gorgés à ras la gueule d’algorithmes que l’on définira comme autant d’agents superviseurs. Dans la future SOM City (voir la précédente livraison d’Archistorm), l’ordinateur et l’IA sont les meilleurs gardiens de la paix civile, économique, écologique et culturelle. Tout y est connecté à tout et sans cesse en observation : la ville est branchée à elle-même et à ses alentours où l’on pratique « l’agriculture en circuits courts, durable et résiliente » ; les alentours le sont entre eux au rythme pulsatif de véhicules collectifs qui peuvent atteindre les 1000 km/h. Les individus, interconnectés eux aussi, bénéficient de liaisons digitales en temps réel les mettant en contact permanent avec ce qui les concerne de près ou de plus loin, côté vie publique comme vie privée : le taux de remplissage du réfrigérateur domestique, la liste des courses, la température du logis, la météo à cent jours, le taux d’oxygénation du sang, le potentiel entrepreneurial, les cours du Nasdaq, la position géographique, dans le territoire, des enfants à l’heure de l’école… Ce grand tout, surveillé de près et constamment, est mis à jour et amélioré par l’ordinateur, en une itération infinie.

La ville (l’objet) et les populations urbaines (les sujets) s’autogèrent ici selon un régime d’interconnexion solidariste, protecteur et sécuritaire (modèle idéal de la Safe City). Notons que parmi les dix « principes » qui orientent les conceptions urbaines de SOM ne figure pas la sécurité. Plus besoin de police, cet univers-là, avec méthode, s’auto-sécurise.

Le triomphe de la société de vigilance

Supervision informatique, contrôle numérique « dirigeant » la ville et organisant sa vie dès sa création puis chaque jour qui vient, au quotidien – sont-ce là de mauvaises choses ? A priori non.

Tout, en vérité, est question de programmation. Si celle-ci est guidée par des esprits sages, si le Deep Learning instruisant en continu les banques de données a été configuré de façon à dispenser vertu, respect mutuel, justice et dignité de la population, et si les toujours malfaisants hackers sont neutralisés une fois pour toutes, il n’y a au juste aucune raison de s’en faire. Le Big Brother orwélien ? Qu’il passe son chemin. Notre grand frère, à présent (appelons-le Algorithmos, pour l’humaniser), est bienveillant et veille sur nous. Pas question qu’il humilie notre humanité ou qu’il l’enferme dans des schémas comportementaux dégradants, à l’image de l’ordinateur HAL 9000 [1] (2001, Odyssée de l’espace). Tout au contraire, le béquillage a pris la place, pour le meilleur. Béquillés par l’Intelligence Artificielle, nous ne serons plus jamais faibles. Prenons pour exemple, s’il faut le vérifier, l’autopilotage automobile, déjà quasiment au point en 2020. Problème de parking ? La voiture trouve une place pour vous et gare votre véhicule elle-même, tout en vous dispensant de la manœuvre. Vous êtes fatigué(e) du volant ? Passez en mode automatique. Le détecteur d’obstacles freinera, si besoin est, à votre place. Peu importe si la nuit vient ou si votre vue baisse. Votre véhicule n’est-il pas équipé d’une fonction Vision nette et Conduite nocturne ? En avant et en sécurité, la route vous appartient autant qu’elle appartient à la machinerie numérique, votre meilleure alliée, votre second cerveau infaillible. Algorithmos, mon prochain.

« Le Big Brother orwélien ? Qu’il passe son chemin. Notre grand frère, à présent (appelons-le Algorithmos, pour l’humaniser), est bienveillant et veille sur nous.»

Tous bien lotis dans la ville IA ?

Le prince héritier Mohamed Ben Salmane d’Arabie Saoudite, en 2020, présente un projet urbain pharaonique pour la région de Naom, dans le sud-est du pays, The Line (« La Ligne »). [2] The Line est une future ville linéaire de 170 km de long prévue pour accueillir « plusieurs millions de personnes » (sans plus de détail) dans le respect maximal de l’environnement naturel (ici, pour l’essentiel, le désert arabique). Coût : 500 milliards de dollars. Mise en construction : 2021. La ville future épouse le plan le plus simple qui soit : une ligne droite, comme son nom le suggère. Conçue sur le modèle d’une strate sédimentaire, elle compte trois infrastructures superposées. Niveau moins deux, la structure technique : circulation de l’eau, ventilation, dispositifs énergétiques, traitement des déchets. Niveau – 1 : le transport, assuré par des navettes ultra-rapides et des véhicules zéro carbone. Niveau 0 : l’habitat, réparti en blocs de logements et de commerces voyant le résident disposer de tout ce qui lui est nécessaire à moins de cinq minutes de marche de chez lui. Grâce à des trains rapides,The Line peut être parcourue dans toute sa longueur en vingt minutes maximum. Le mouvement pendulaire n’y existe pas, et pas plus le gaspillage du temps dans les bouchons. Fini le commuting, le navettage, cette archaïque culture de l’âge métro-boulot-dodo. Le modèle d’urbanisme de The Line, élémentaire, confine au simplisme. Il n’en relègue pas moins au rang de spéculations inutilement compliquées les configurations complexes de type « ville en boucle » (masterplan de Copenhague 2050), ville de type pâte feuilletée ou atomisée (projet Morgenstadt piloté par l’Institut Fraunhofer, 2016), ville en mode Smart Growth (Peter Calthorpe) multipliant les centres denses ou autres cités verticales type tour de Babel version Bruegel (Max Schwitalla). Inutile de préciser que l’IA, à The Line comme dans la ville SOM, tient un rôle actif majeur. Tout ce qui peut l’être est géré et contrôlé par celle-ci, de la température des intérieurs à la circulation des navettes en passant, qui sait ?, par l’âge du capitaine ou la disponibilité, sur le marché local, de ratons-laveurs. (…)


[1] CAL 500 dans la version française de 2001, Odyssée de l’espace. Ce supercalculateur doté d’une IA, gère le bon fonctionnement du vaisseau spatial Discovery One et analyse les informations collectées durant le voyage, en direction de la planète Jupiter et des limites du système solaire.

[2] « En plein Dakar, le prince héritier d’Arabie saoudite présente son projet fou de ville écolo », Slate, 12 janvier 2021.

Texte Paul Ardenne
Visuel à la une The Line, NEOM

Lire la partie 1

Retrouvez l’intégralité de la partie 2 de l’article Blockbuster : L’IA (Intelligence artificielle) périme l’architecte dans Archistorm 113 daté mars – avril 2022