Eupalinos (ou L’architecte), texte semi-imaginaire de l’écrivain français Paul Valéry, publié en 1923, met en scène une discussion entre Socrate et Phèdre[1]. L’un et l’autre évoquent la figure de l’architecte Eupalinos de Mégare, un Grec connu pour avoir conçu, au VIe siècle av. n.è., le tunnel de Samos, un aqueduc de plus d’un kilomètre de long resté légendaire (Hérodote le mentionne dans son Histoires[2]). Eupalinos, encore — mais là, Paul Valéry affabule —, aurait conçu un temple pour la déesse Artémis, aux proportions réglées par celles du corps d’une jeune fille, et se serait fait fort, en génie qu’il était, de faire « chanter » les bâtiments.

Qu’avait compris Eupalinos ? Que le bâtiment est réussi à cette condition seule, créer pour le corps un environnement parfait. Exactement comme la musique harmonieuse nous enveloppe de ses sons, le bâtiment réussi s’élabore pour nous, s’adapte à nos humeurs, les charme, les magnifie. Construit en soi, il nous construit. Cet idéal de perfection, en architecture, en urbanisme, reste pour l’heure, selon les points de vue, inaccessible ou non encore atteint. L’histoire de l’humanité et du progrès en atteste. Celle-ci peut être lue de deux façons. Soit comme un échec toujours réitéré — la preuve, nous devons améliorer sans cesse. Soit comme une conquête graduelle de la perfection — la preuve, nous vivons dans un monde sans cesse amélioré. Dans les deux cas de figure, sentiment d’échec ou sentiment de conquête, la perfection est en jeu.

Eupalinos, du fond des temps depuis lesquels il parle, ne le sait pas encore : le refus humain de l’imperfection, le souci humain de l’amélioration visant la perfection ont trouvé depuis les années 1950 un allié de poids — la programmation numérique et ses miracles d’organisation. Quel est son principe ? Si le programme est bon, la vie, elle aussi, sera bonne. Longtemps peu performante, la programmation numérique progresse fortement avec les années 1980. La vitesse de calcul des ordinateurs s’accroît, le stockage des données en tous genres enfle, la robotique fait des miracles, l’information, par la grâce du Deep Learning, se découvre plus subtilement traitée. Consécration de la machine dite « intelligente », ce fantasme de la science-fiction devenu réalité. Tous les secteurs d’activité, bientôt informatisés, profitent de ce progrès, de la conception automatisée des produits industriels à la gestion des caisses de retraite, de la géographie mondialisée du trafic des conteneurs de l’économie marchande à la conception architecturale et urbanistique.

« L’histoire de l’humanité et du progrès peut être lue de deux façons. Soit comme un échec toujours réitéré — la preuve, nous devons améliorer sans cesse. Soit comme une conquête graduelle de la perfection — la preuve, nous vivons dans un monde sans cesse amélioré. Dans les deux cas de figure, sentiment d’échec ou sentiment de conquête, la perfection est en jeu. »

GAN

Soumis à la pression du numérique, l’outillage de l’architecte et de l’urbaniste, sans surprise, se modifie. Combinant graduellement leurs avantages, conception modulaire, Cad (Conception assistée par ordinateur), paramétrisme et IA (Intelligence artificielle) autorisent de penser et réaliser plus vite et mieux. L’irruption de l’IA, dans ce processus d’amélioration, est décisive[3]. Le programme informatique, une fois nourri des données relatives à tel ou tel chantier, apprend comment faire, puis comment faire seul, en améliorant sans cesse, qui plus est, tout ce qui peut l’être. Entrée dans l’ère des algorithmes-architectes-urbanistes. Cette évolution est lourde de conséquences. De même que le bras du robot allège l’effort de l’ouvrier du bâtiment, l’algorithme informatique assiste l’architecte et l’urbaniste dans leurs différentes tâches. Aptes à tirer les leçons des erreurs du passé et à les corriger dare-dare, les productions de l’algorithme informatique s’avèrent incomparables, impeccables, elles « chantent », et avec elles nous font « chanter ». L’ordinateur est devenu Eupalinos, ou l’inverse : Eupalinos, renvoyé sous sa forme humaine à Mégare, dans ses pénates, a muté en ordinateur et en formules algorithmiques.

Changement d’époque ? Écoutons Stanislas Chaillou, architecte et spécialiste en IA appliquée à l’architecture (son propos date de 2020) : « La pratique de l’Architecture, ses méthodes, ses traditions et ses savoir-faire sont aujourd’hui au centre de débats passionnés. Ce métier vit sans nul doute une révolution sans précédent qui l’enjoint à redéfinir à nouveau son, ou ses, modèle(s). Pour l’Architecte, l’ordre des choses est en train de muter rapidement : à l’extérieur, l’innovation bouleverse le monde de la construction et l’imbrication de disciplines, qui jadis étaient paisiblement complémentaires, et entrent aujourd’hui en rivalité ; à l’intérieur de la profession, c’est l’exercice même du métier et l’équilibre d’un nouveau jeu concurrentiel qui la font s’interroger sur sa raison d’être et sur son avenir[1]. » Que comprendre ? L’architecture, l’urbanisme aux prises avec l’innovation sont devenus des disciplines mutantes. Plus question de les concevoir de façon convenue sitôt que l’algorithme-architecte-urbaniste prend le pouvoir. Celui-ci a fait entrer en scène, notamment, le GAN, le Generative Adversarial Network, le « Réseaux antagonistes génératifs » (Ian Longfellow, 2014), aux prouesses analytiques et organisationnelles stupéfiantes. Quel est le régime du GAN ? Conçu sur le mode d’un double réseau neuronal interconnecté, le programme informatique voit chacune de ses propositions mise en concurrence avec un programme « contre ». Ce dernier, à chacune de ses étapes, le bloque dans sa progression et l’oblige à se corriger et à modifier ses propositions. De blocage en blocage, de stoppage surmonté en stoppage surmonté, le programme se peaufine, se rectifie, intègre des paramètres non encore pris en compte et qui méritaient de l’être. Quoi, en bout de processus ? Une proposition constituant une synthèse absolue au regard des données transmises au programme et des connaissances du moment. Héraclite et Lao Tseu, enfin, s’unissent, pourrait-on dire : le Contraire ne fait plus barrage (Héraclite), pas plus qu’il joue comme un facteur d’équilibre (Lao Tseu). Il occupe plus utilement le rôle d’un père Fouettard qui est en même temps un professeur-chercheur stimulant. « Cherche encore, cherche mieux, et trouve avant que je mette en échec ce que tu viens de trouver et que tu te relances de nouveau ! », dit le Contraire au programme. L’anomalie n’est pas conjoncturelle, elle est systémique, et, comme telle, rien n’interdit de l’anéantir si le système se réforme. (…)

Texte Paul Ardenne
Visuel à la une Stanislas Chaillou, Architecte & Data Scientist à Spacemaker AI

Retrouvez l’intégralité de la partie 1 de l’article Blockbuster : L’IA (Intelligence artificielle) périme l’architecte dans Archistorm 112 daté janvier – février 2022


[1]. ibid.

[1]. Paul Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, préface au recueil Architectures, éd. Gallimard, Paris, 1921.

[2]. Hérodote, Histoires, 3.60.

[3]. Stanislas Chaillou (« L’avènement de l’IA, une perspective historique », Towards Data Science, site numérique, 17 février 2019) : « L’IA, trouve un regain d’intérêt au début des années 1980. L’augmentation soudaine de la puissance de calcul disponible et la forte augmentation des financements dans ce domaine donnent soudainement un deuxième souffle à la recherche sur l’IA. Cette période est caractérisée par deux révolutions principales : les systèmes experts et les moteurs d’inférence. Les premiers correspondent aux machines capables de raisonner sur la base d’un ensemble de règles, en utilisant des instructions conditionnelles. Une percée réelle à l’époque, dont le projet Cyc, développé par Douglas Lenat, est la manifestation exemplaire. Il s’agit de machines conçues pour le raisonnement par inférence. En utilisant une base de connaissances (soit un ensemble de propositions établies comme vraies), une machine d’inférence peut alors déduire la véracité d’une nouvelle déclaration par rapport à sa base de connaissances initiale. »