Vingt ans après sa création, l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) est de plus en plus remise en question dans un contexte d’évolution de la ville portant toujours davantage les enjeux vers la préservation plutôt que la démolition. En effet, l’octroi de ses fonds restant largement conditionné à la destruction de logements est une logique en décalage avec les priorités environnementales, patrimoniales et sociales actuelles. Malgré les critiques, plusieurs quartiers ont réussi leur métamorphose et la poursuite de l’ANRU reste essentielle pour la transformation de grands ensembles, dont certains sont des icônes architecturales.
Créée en 2003 par la loi Borloo, l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU) s’est donné pour mission de transformer en profondeur les quartiers en difficulté, répondant à l’urgence de revitaliser un parc social dégradé et de désenclaver des zones marquées par la précarité. Cette ambition s’est traduite par deux programmes phares : tout d’abord le Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU, 2004-2020), doté de 12 milliards d’euros, qui a permis de restructurer 546 quartiers en métropole et en outre-mer. Clôturé en 2021, il a laissé place au Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU, 2014-2030), dont l’enveloppe de 10 milliards d’euros est consacrée à la transformation de 450 quartiers prioritaires.
Une agence en crise
En vingt ans, l’action de l’ANRU a laissé une empreinte massive sur le territoire français : 700 quartiers touchés, plus de 5 millions de personnes concernées, un chantier à l’échelle nationale incluant la métropole et les Outre-mer. Dès sa création, l’ANRU a opéré une sélection ciblée, concentrant son intervention sur les Zones Urbaines Sensibles (ZUS), les espaces concernés par les Contrats Urbains de Cohésion Sociale avant 2014, puis sur les Quartiers Prioritaires de la Ville (QPV). Fait marquant : 70 % des financements se sont concentrés sur seulement 215 quartiers prioritaires. Cette transformation s’est traduite par une gigantesque mécanique de démolitions : 164 400 logements sociaux furent détruits durant l’ANRU 1. Le bilan de 142 000 logements construits, 408 500 réhabilités et 385 400 résidentialisés est bien en deçà des ambitions nationales, alors même que la demande de logements sociaux atteint des records. Face à la crise du logement abordable à laquelle s’additionnent les problématiques de l’urgence climatique et de la raréfaction des ressources, la stratégie systématique de démolition montre ses limites. Alors que l’architecture contemporaine évolue vers une valorisation de l’existant et une compréhension élargie du patrimoine des grands ensembles, l’ANRU persiste dans une approche rigide où la démolition demeure l’outil privilégié de la rénovation urbaine. Cette méthode ignore les impacts dévastateurs qu’elle inflige tant aux habitants qu’à l’environnement. De nombreux résidents expriment un attachement profond à leur quartier, souvent lié à des qualités spatiales reconnues : plans traversants, vues dégagées, espaces communs propices aux échanges sociaux. Ces éléments contribuent à un véritable bien-être, souvent balayé par des politiques aveugles aux réalités du terrain. En persistant dans ses schémas hérités du passé, l’ANRU semble au bout d’un cycle. L’heure est venue de réinventer ses méthodes pour répondre efficacement aux enjeux contemporains.
Stop démolitions ANRU
Face aux vagues successives de destructions imposées, la contestation s’intensifie. Dès 2004, la Coordination anti-démolition des quartiers populaires d’Île-de-France voit le jour, portée par l’initiative de collectifs d’habitants alarmés par la brutalité des politiques de renouvellement urbain. Leur constat est cinglant : ces projets sont réalisés « sans les habitants et contre eux ». Un manifeste publié en 2008 réclamait déjà un moratoire sur tous les projets de l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), exigeant une participation active des locataires dans les décisions qui façonnent leur quotidien. Aujourd’hui, la mobilisation prend de l’ampleur. Des collectifs d’habitants, désormais épaulés par un large éventail de professionnels – défenseurs du patrimoine, architectes, ingénieurs, sociologues – s’unissent au sein d’un collectif national au nom explicite : « Stop aux démolitions ANRU ». Revendiquant l’arrêt immédiat de tous les projets ANRU en cours, il demande lui aussi un moratoire sur ces transformations urbaines. Cette coordination espère désormais que les mobilisations croissantes permettront enfin de remettre en question le système de démolition-reconstruction à l’œuvre depuis plus de vingt ans.
Promesses trahies : mixité sociale, désenclavement, attractivité
L’ANRU s’est bâtie sur une triple promesse : mixité sociale, attractivité, désenclavement. Un triptyque ambitieux qui peine pourtant à se traduire sur le terrain. Derrière l’objectif affiché d’une « mixité sociale » capable d’attirer les classes moyennes et supérieures vers des quartiers populaires, se cache une réalité bien moins reluisante. Ce concept flou, brandi comme une solution universelle, reste pour beaucoup une illusion persistante. L’idée d’une cohabitation harmonieuse et d’une élévation sociale pour les habitants de ces quartiers se heurte à un constat brutal : les classes moyennes ne viennent pas. Malgré les efforts de diversification du logement, peu de familles aisées s’installent dans ces quartiers. Le phénomène de ghettoïsation persiste, car le stigmate social attaché à ces zones reste fort. De plus, un paradoxe sociologique persiste : de nombreuses études montrent que les habitants des quartiers populaires préfèrent rester entre eux. Ainsi, la mixité imposée ne répond pas nécessairement à une demande sociale réelle et la fameuse « gentrification culturelle », prônée par l’ANRU, reste un vœu pieux. La greffe ne prend pas, au mieux, elle transforme la ville en une mosaïque de territoires fragmentés et déséquilibrés.

Les appartements sont prolongés par des terrasses de pleine terre dont les 40cm d’épaisseur permettent le développement d’arbres au racines horizontales © Fabrice Gaboriau
Un outil d’État qui échappe aux collectivités
L’ANRU est née pour centraliser la rénovation urbaine, fédérant État, collectivités locales et acteurs privés autour d’un outil unique de financement et de décision. Présentée comme un « rêve collectif » susceptible de relancer la politique de la ville, elle s’est finalement imposée comme un dispositif autonome, piloté par un Établissement Public Industriel et Commercial, garantissant en apparence une action décentralisée : les collectivités locales sont placées en position de demandeurs car l’accès aux financements ne repose plus sur des enveloppes budgétaires pré-établies, mais sur une logique d’appels à projets. Au final, les villes se retrouvent en concurrence pour obtenir des subventions. Leur réussite dépend moins de leurs besoins réels que de leur capacité à formater leurs projets selon les critères de l’Agence. Cette dépendance pousse les collectivités à adapter leurs ambitions à des standards définis ailleurs. Ainsi ce dispositif, prétendant libérer les initiatives locales, enserre en réalité les projets dans un moule centralisé. Les collectivités n’ont d’autre choix que de s’y plier, quitte à s’éloigner des attentes des habitants. L’État, par l’ANRU, impose une vision uniforme de la rénovation urbaine, marginalisant les initiatives locales.
Réussites incontestables
L’ANRU, malgré les critiques qui l’entourent, a aussi son lot de réussites. Depuis sa création, des centaines de quartiers ont été transformés en profondeur, améliorant durablement le cadre de vie de leurs habitants. On se rappelle à cette occasion la transformation extraordinaire des grandes barres du Grand Parc à Bordeaux par l’agence Lacaton & Vassal. La résistance a été nécessaire, mais elle a porté ses fruits.
À Rennes, par exemple, dans le quartier Maurepas, les élus ont mené un combat acharné pour réhabiliter plutôt que démolir. Leur persévérance a payé. Les réhabilitations de barres et de tours ont été confiées à des architectes de talent (Robain et Guieysse avec BMC2 ; h2o architectes) dont les projets approfondis dépassent de loin la seule cosmétique de la façade thermique. En parallèle, la culture est moteur de renouveau.
Ainsi, une annexe du Musée des Beaux-Arts s’est installée au rez-de-chaussée de la grande barre surnommée « La Banane » pour sa forme courbe. L’inauguration récente de cet espace a été marquée par une magnifique exposition collaborative, conçue main dans la main avec les habitants eux-mêmes.
Prolonger et prendre soin
Alors que les projets ANRU se multiplient sur le territoire, l’importance de confier la maîtrise d’œuvre à des équipes capables de révéler et d’exploiter tout le potentiel d’un lieu devient cruciale. Le cas emblématique de la cité-jardin de La Maladrerie, à Aubervilliers, en pleine mutation, illustre parfaitement cet enjeu. S’étendant sur huit hectares et regroupant 900 logements tous uniques, La Maladrerie, labelisée « Patrimoine du XXe siècle », incarne une vision urbaine audacieuse, mêlant espaces verts et rues piétonnes partiellement protégées par le bâti. L’architecte Renée Gailhoustet, tardivement récompensée par de multiples prix nationaux et internationaux, y a déployé un urbanisme fait de courbes et d’obliques, fusionnant parfaitement avec la ville existante. Étudiants en architecture et professionnels du monde entier viennent visiter le site. C’est un quartier où l’on cultive autant la mixité sociale que les terrasses pleine terre, qu’il est possible d’entretenir à moindre coût par le réseau d’entraide, « Jardins à tous les étages ». Précurseur des écoquartiers, La Maladrerie est une réserve de biodiversité et un îlot de fraîcheur : les relevés thermiques montrent jusqu’à 4 à 5 degrés de moins que la moyenne lors des pics de chaleur estivaux.
Malgré ses nombreuses qualités, La Maladrerie reste incomprise et suscite de vives inquiétudes à l’heure où le projet ANRU impose ses choix. Si le Collectif des associations et habitants de La Maladrerie, particulièrement actif, a réussi à écarter la menace de résidentialisation et de démolition partielle, l’avenir des espaces publics, intrinsèquement liés à l’architecture singulière de Gailhoustet, qui les a dessinés, demeure incertain. Les premières pistes proposées par les acteurs du projet laissent sceptiques : fermeture de porches, suppression de passages, démolition d’un jardin de biodiversité et de deux immeubles attenants, jouxtant La Maladrerie. Ces bâtiments, baptisés « Les Joyeux », techniquement fiables, ne nécessitent qu’une réhabilitation simple. Ils abritent 80 familles, dont beaucoup sont copropriétaires et refusent fermement d’être délogées. La volonté de la municipalité et de Plaine Commune de faire table rase interpelle, d’autant plus que ces immeubles, bien intégrés au tissu urbain, participent à la cohérence de l’ensemble.
L’architecte Anne Lacaton, farouchement opposée aux démolitions injustifiées, propose une méthode différente. Pour elle, la démolition ne doit jamais être un réflexe mais une exception, justifiée uniquement par une réelle nécessité. Toute rénovation urbaine doit débuter par un diagnostic de valorisation, qui prenne en compte les qualités architecturales existantes, leur entretien, leur préservation et l’écoute des habitants. Il s’agit avant tout de renforcer la dignité de vivre dans ces espaces et de soutenir la fierté de ceux qui les habitent. Ce chantier intellectuel est urgent. De plus, il faut reconnaître la raison pour laquelle ces quartiers ont été délaissés par les pouvoirs publics depuis leur construction et mettre en place un cadre pérenne pour leur entretien. Car si l’on persiste à sacrifier ce qui fonctionne au nom d’une modernisation aveugle, on risque de détruire davantage que du bâti : c’est un pan entier de l’histoire urbaine et sociale qui serait irrémédiablement perdu.
Par Sophie Trelcat
Visuel à la une : La Cité jardin de la Maladrerie à Aubervilliers a été conçue par Renée Gailhoustet avec Yves et Luc Euvremer, Vincent Fidon, Magda Thomsen, Gilles Jacquemot et Katherine Fiumani, entre 1975 et 1989 © Fabrice Gaboriau
— Retrouvez l’article dans Archistorm 132 daté mai – juin 2025