Situé dans l’extrême ouest de l’Autriche, bordé par la Suisse et l’Allemagne, le land du Vorarlberg est à la fois pauvre et majestueux. Enclavé, montagneux, il fut longtemps le délaissé d’un pays qui fut hier un empire. C’est là, dans ces vallées, qu’en 1985, Dietmar Eberle et Carlo Baumschlager fondèrent leur agence d’architecture. Avec une prescience de ce que la planète entière allait plus tard découvrir, ils s’intéressent dès le départ à l’économie de moyens, au respect de la nature, utilisant pour leurs constructions un matériau abondant, mais délaissé : le bois. Diplômés de la faculté technique de Vienne, ils se détournent du béton, des briques et autres procédés industrialisés pour s’arrimer à une production locale marquée par une quête obstinée de la masse, de la densité, adoptant un style montagnard fait de murs épais et d’ouvertures étroites : autant de signes caractéristiques de la Voralberger Bauschule, l’école constructive du Vorarlberg, première mise en place d’une architecture écologique.

Chantier du projet Im Fang, Höchst, Autriche, 1979

Ancrés dans leur territoire, les promoteurs de cette nouvelle approche optent encore pour une architecture participative et collective, reflet d’une réalité essentielle en ces vallées reculées : celle de la communauté. Petites maisons et maisons groupées par quatre ou six, toujours au budget contenu, naissent les unes après les autres. Tout à la fois architectes, artisans et charpentiers, les associés mettent la main à la pâte, enfonçant eux-mêmes les clous dans les planches quand le chantier l’exige. Dans cette région excentrée, le manque de moyens doit être compensé par un surcroît d’idées. Parce que les populations sont obligées de s’expatrier pour trouver du travail, elles rapportent des pays étrangers des brins de culture qu’elles agglomèrent à la leur. Les apports allemands, italiens, suisses se mêlent. Le Vorarlberg devient un laboratoire tout à la fois de démocratie locale, d’initiatives techniques et de volonté. L’indépendance s’y conjugue à l’aune d’un travail bien fait dans lequel les techniques ancestrales trouvent à se redéployer. Bientôt, les propositions alternatives de l’agence attirent l’attention  de divers maîtres d’ouvrage. Mieux encore, un article du Wall Street Journal présente les recherches menées dans ce Vorarlberg perdu dans les montagnes comme un contrepoint à la Silicon Valley. C’est également l’époque où se développe le courant des Vorarlberger Baukünstler. Rebelles, sans diplôme d’architecte, ces constructeurs-artistes érigent des bâtiments en dépit de la loi qui le leur interdit au-delà d’une certaine superficie. L’agence flirte un moment avec ces trublions bâtisseurs puis, dans un souci de légitimité, s’en détourne, préférant s’affirmer dans un manifeste à ambition sociale : l’établissement d’une architecture pour le plus grand nombre dans une économie maîtrisée.

L’idée se forge d’une approche pragmatique, dégagée de toute considération formelle. L’important, à chaque nouvelle opération, est de déterminer à quelle question elle répond, qu’elle soit sociale, économique, urbaine ou patrimoniale… et de préciser ce qu’elle apportera à tous.

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Le collectif comme principe d’émulation

Les équipes des diverses agences de Baumschlager Eberle Architekten sont toutes conscientes de partager un héritage, celui d’un certain savoir-faire. Ici, plus que le projet, ce qui compte, c’est une philosophie. En ce sens, toutes les agences sont à la fois indépendantes et interdépendantes. Tous les cinq ans, l’ensemble des collaborateurs, de quelque site qu’ils viennent, se retrouvent pour un voyage d’étude de près d’une semaine. Son objet est de réunir, d’unir, de fédérer, de motiver les troupes. Rio, Hanoï et Hong Kong furent les dernières destinations retenues. L’Espagne devrait être au programme cette année, à l’automne. En attendant, pandémie oblige, il faut se contenter de réunions en visioconférence. En sus, chaque premier vendredi du mois, un « Get together » réunit les équipes d’Europe et d’Asie, durant lequel chaque agence expose aux membres des autres agences ses projets en cours. À l’image du « livre de projet » qui permet à chacun de suivre l’évolution d’un bâtiment au jour le jour, ici le partage constructif à l’échelle globale est un plus. L’agence se dote encore d’un bureau de conception de design, le Designbeirat, dont le but est de veiller à la cohérence esthétique des projets menés à l’échelle du groupe. Ses membres, élus pour quelques années, n’ont pas pour objectif d’imposer un style, d’ailleurs la simple étude des divers projets en démontre l’absence. Non, le Designbeirat doit veiller au respect de la charte des valeurs essentielles à la préservation de l’ADN « maison ». Rappelons que, pour les fondateurs de l’agence, l’humain doit primer, et la longévité des réalisations, s’imposer.

Une agence à Paris

Dans le grand mouvement de globalisation qui affecte la planète, l’une des agences du groupe Baumschlager Eberle Architekten, implantée à Saint-Gall, en Suisse, gagne entre 2008 et 2011 trois concours en France. Soucieux d’être en phase avec la culture locale, l’agence s’interroge : faut-il ouvrir un bureau à Paris ? Baumschlager Eberle Architekten mène alors des chantiers dans le quartier du Trapèze à Boulogne-Billancourt, quand la disparition de l’architecte Christian Hauvette donne l’occasion à l’agence de s’installer dans la capitale : Baumschlager Eberle Architekten achève les chantiers du confrère et proche disparu, s’installe dans ses locaux dans le Marais, tout en décidant de conserver tous les collaborateurs en place. Avec le soutien d’Alexandre Labasse du Pavillon de l’Arsenal, l’agence se retrouve invitée aux ateliers de Clichy-Batignolles. Divers concours suivent. Les réussites s’enchaînent à Paris : porte des Lilas, l’avenue de la Grande-Armée, place Félix-Éboué. Peu à peu, l’agence grandit, s’affirmant comme une agence française de premier plan, avec aujourd’hui des projets sur l’ensemble du territoire.

Elle compte désormais plus d’une soixantaine de personnes et devrait se doter bientôt d’une déclinaison opérationnelle dans le suivi des chantiers. Maîtriser la mise en oeuvre, offrir ses services à d’autres concepteurs, voilà l’ambition.

Anne Speicher est l’associée principale de l’agence Baumschlager Eberle Architekten depuis 2012. Responsable de l’agence française, elle la dirige avec Mathias Bernhardt depuis dix ans. Jean-Pierre Lucio les a rejoints comme directeur adjoint en novembre 2021.

La méthode ABCDEF par Baumschlager Eberle Architekten

Astérie, Bordeaux, France

Project Book

Il eût été surprenant qu’une agence comme Baumschlager Eberle Architekten ne se soit pas dotée d’une solide méthode pour assurer la production de ses projets. La rigueur étant de mise, elle prime ici sur l’intuition. L’articulation des processus, l’enchaînement des analyses, le partage des données, l’élaboration collective d’une stratégie aboutissant à la définition d’un procédé technique qui est encore un parti pris architectural global, voilà ce qui est au coeur d’une pratique confirmée de projet en projet. Élaborée au fil des bâtiments édifiés sur trois générations, cette méthode, les architectes l’ont baptisée avec pragmatisme  « ABCDEF », soit six étapes cruciales enchaînées l’une à l’autre. À terme, ce qui en résulte est un document. Baptisé « project book », il peut parfois se composer de plusieurs volumes. Ce document qui suit toute l’élaboration du projet, des premiers tâtonnements à la livraison finale, n’oublie rien des documents techniques, des plans d’exécution, des diagrammes et des bilans.

À chaque phase, le client reçoit un exemplaire de ce « livre de projet », qui peu à peu enfle et grossit, se fait sans cesse plus pointu et plus précis.

« Notre méthode, dit Ulli Grassmann qui la décortique pour nous, se veut holistique. Elle vise à inclure tous les collaborateurs, à créer un langage commun. Ce project book comprend six chapitres. »

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Texte : Philippe Tretiack

— Retrouvez l’intégralité du Hors Série sur Baumschlager Eberle Architekten en libriaires spécialisées et au sein du daté numéro 113 daté mars – avril 2022 pour les abonnés