EXTRAIT

HORS SÉRIE : MANUELLE GAUTRAND ARCHITECTURE

Portrait de Manuelle Gautrand, par Philippe Tretiack

De sa prime enfance marseillaise, Manuelle Gautrand a conservé l’amour des lumières crues, de l’azur, de l’écume et de la Méditerranée. Enfant, elle dessinait d’un même trait bateaux, maisons et voitures dans une mêlée confuse, comme jaillie d’une palette de peintre surréaliste. Elle adorait alors « les embouteillages et le vent ». De là sans doute, son attachement aux contextes. À Paris comme à Sydney, l’environnement, la qualité de l’air, l’histoire et la géographie et même les soubresauts de la politique sont les premiers matériaux qu’elle glane et entrepose dans son imaginaire. Au début d’une étude et durant quinze jours, elle ne fait que cela, s’interdisant toute approche intuitive. Elle emmagasine des données dont elle fera son miel. Suit une phase de crépitement, celle où le dessin s’impose pour accoucher d’une idée, d’une option, d’un concept. Cette esquisse, Manuelle la consolide par l’écriture. Les plans, les coupes et les détails naîtront des mots. S’ensuivent alors discussions, controverses et partis pris erronés qu’il faudra défendre bec et ongles pour mieux les éliminer. « Je suis alors, paraît-il, d’une humeur exécrable », commente-t-elle. N’empêche, les échanges sont fructueux, et d’abord avec Marc Blaising, son associé, son mari, son double dans l’agence. « Si tout se joue avant 7 ans, dit Manuelle, alors les parents comptent pour beaucoup dans ce que nous sommes, mais compte aussi celui avec qui j’ai construit toute mon existence ». Ici, équipe et famille ne font qu’un. (…)


QUELQUES PROJETS RÉALISÉS PAR L’AGENCE

IMMEUBLE DE BUREAUX, À SAINT-ÉTIENNE, ÎLOT GRÜNER

© Vincent Fillon

DU CONTEXTE AU PROJET

Saint-Étienne, « la ville aux sept collines », nous a offert un terrain ancré dans une topographie mouvante issue d’une intense activité géologique, il y a plusieurs centaines de millions d’années. Ce paysage, fait de points hauts et de points bas qui s’installent d’un bout à l’autre de la ville, est lui-même ponctué par une architecture irrégulière, particulièrement au droit de notre site, faite d’échelles urbaines très variées : entre grands immeubles collectifs et grosses maisons de ville encore accrochées à leur terrain, le tout ponctué de quelques bâtiments d’activité.
Cette richesse de la topographie existante nous a fortement inspirés pour concevoir un projet qui travaille avec ce relief, qui devienne lui-même une forme de relief, oscillant entre points hauts et points bas, chacun à son tour cherchant à se raccrocher à l’échelle de son contexte proche.

VERS UNE FLEXIBILITÉ TOTALE DES BUREAUX

Le programme, destiné à abriter bureaux et administrations publiques, nous a incités à créer un volume continu, capable d’une grande flexibilité dans le temps, pour s’adapter à des organisations de travail et des besoins en surface variables. Cette absence de ruptures du volume général permet en effet d’assurer à tout moment une possibilité d’extension ou de réduction des uns par rapport aux autres, qui s’organisent entre eux pour gérer cette souplesse nécessaire.
Ce long « continuum » bâti forme ainsi une boucle qui se déroule le long des quatre façades du site, dans un esprit à la fois compact et économe. Cette boucle se plie et se déplie, pour tantôt se poser au sol en un bâtiment bas et accessible, reprenant les échelles urbaines de centre-ville, tantôt s’élever en de larges portes et porte-à-faux flottant au-dessus du sol, pour atteindre l’échelle plus haute des constructions récentes. Le projet fait ainsi le lien entre les différents gabarits urbains et leurs époques.

LE DON D’ESPACE PUBLIC

Par ces mouvements successifs, il se laisse traverser en plusieurs points. Car l’objectif est aussi là, se laisser traverser et arpenter en tous sens. Nous ne voulions pas fermer l’îlot, mais au contraire minimiser sa surface au sol pour créer un grand espace public qui s’ouvre sur la ville, et qui en soit le réceptacle en même temps : les vides sont aussi importants que les pleins, ils constituent même la première matière du projet. Ils permettent de relier et prolonger les flux piétons, et de donner aux Stéphanois une nouvelle rue, une nouvelle place, de nouveaux escaliers (une nouvelle traboule !). Et ils s’ouvrent sur les rues, sur le ciel, sur les vues, formant des cadrages parfois spectaculaires sur les collines et ce paysage urbain environnant.
Cet espace public structurant et généreux possède une face d’un jaune très vif, qui se plie et se déplie pour accompagner les parcours. Il donne à la promenade intérieure une luminosité éclatante. La présence de ce jaune et son rayonnement se diffractent sur les sols et les façades vitrées en les nimbant de reflets dorés et en les rendant comme baignés de soleil… Une manière très scénographique de le rendre lumineux et joyeux.
L’intérieur du volume offre des espaces de bureaux plutôt fins, aptes à rester lumineux et largement ouverts sur ces vues souvent exceptionnelles. Les points hauts et bas des volumes sont toujours installés en quinconce les uns par rapport aux autres, dans un jeu de coulisses successives qui permet astucieusement de réduire au maximum les effets de vis-à-vis. Les espaces de travail possèdent pour leur grande majorité des vues lointaines exceptionnelles, mettant en valeur ce relief unique autour des sept collines.
Toutes les circulations verticales sont des lieux de rencontre et de raccordement entre volumes hauts et volumes bas. Chacune d’entre elles s’ouvre en rez-de-chaussée sur la grande rue intérieure, offrant la garantie d’une animation permanente à cette nouvelle rue.
Plus haut, les terrasses intermédiaires sont toutes accessibles depuis les espaces de travail, offrant là aussi des lieux de convivialité, en belvédère sur la ville.


LE BELAROÏA, HÔTELS-LOGEMENTS ET BUREAUX À MONTPELLIER

© Luc Boegly

UNE BOUCLE DE PROGRAMMES ENTRE L’ÉCUSSON HISTORIQUE DE LA VILLE ET LES NOUVEAUX QUARTIERS

Sur un site stratégique entre le cœur ancien de la ville et les nouveaux quartiers, le projet est la première réalisation, donc forcément exemplaire, d’une Zac importante en face de la gare SNCF. Pour incarner cette exemplarité, la Ville avait souhaité encourager une forte mixité programmatique, que nous avons traduite par un projet encore plus hybride que prévu, imbriquant deux hôtels, des logements, un espace de coworking et de séminaires, un espace de sports et un restaurant indépendant.
La forme triangulaire ténue et complexe de la parcelle nous a incités à imaginer un volume continu, qui se plie à plusieurs reprises pour s’enrouler le long des façades nord et est, puis se termine en partie haute par un grand pont le long de la façade sud. Au centre de cet enroulement se trouve serti un grand volume en creux, orienté plein sud et abrité par le pont qui le surplombe. Cette magnifique conque est un programme en plus, le lieu de rencontre privilégié de tous les programmes qui s’y retrouvent, un café et sa terrasse en belvédère sur la gare SNCF qui nous fait face.

CONCEVOIR LE PROJET À PARTIR DE L’ESPACE PUBLIC QUI LUI FAIT FACE, À PARTIR DES VIDES PLUTÔT QUE DES PLEINS

En réalité, nous avons voulu concevoir le projet à partir de l’espace public, et des vides plutôt que des pleins : nous créons, mettons en scène, et offrons un espace extérieur destiné à l’ensemble des usagers, ceux des différents programmes du projet, mais aussi à tous Montpelliérains.
Offrir cet espace commun majestueux était une manière de « donner en partage » une magnifique pièce urbaine dans le tout premier programme construit dans la Zac, une manière de situer le niveau d’engagement et d’ambition de ce nouveau quartier.
Étendre une ville et la densifier ne se fait pas sans « monnaie d’échange », sans offrir, en compensation d’une certaine privatisation de l’espace, de nouveaux lieux publics capables de constituer des points de repère, des lieux de convergence et d’aménités.
Notre salon urbain est ainsi la première pièce du projet, un grand vide rassembleur autour duquel tous nos volumes vont s’enrouler : posé sur un podium regroupant toutes les entrées, ce salon urbain est ensuite entouré par les deux hôtels, puis surplombé par les logements qui le couronnent. Il devient une sorte de scène urbaine, cadrée par ses coulisses habitées (les chambres d’hôtel), un espace mi-dedans, mi-dehors, protégé des vents et des pluies, une scène ouverte en éventail sur la façade sud, celle du soleil de midi et de la gare.
Le programme de cette scène y est simple et riche à la fois : un balcon accessible à tous sur la ville, la salle de petit-déjeuner de l’hôtel 4 étoiles, un lieu de déjeuner à toute heure, et un incontournable bar le soir, éclairé par la mise en scène des lettres géantes et lumineuses du B E L A R O Ï A.

UNE ENVELOPPE UNITAIRE ET PROTECTRICE VIS-À-VIS DU SOLEIL

Avec ce grand pliage, le projet ne possède pas de façades principales et de façade arrière, il est une boucle continue de programmes qui se succèdent, tous enveloppés par une matérialité claire et homogène : accueils et restaurant au rez-de-chaussée, salon urbain, coworking et sport au niveau 1, hôtels entre les niveaux 2 et 6, logements entre les niveaux 7 et 10.
La forte ambition environnementale nous a entre autres incités à mettre en avant la grande compacité des volumes, renforcée par cette enveloppe homogène destinée à masquer une épaisse isolation par l’extérieur. Sa couleur blanche uniforme permet de minimiser l’absorption de chaleur.
L’enveloppe se fragmente seulement en partie haute pour devenir mobile, installée en un jeu de panneaux coulissants qui protègent les terrasses des logements jusqu’aux terrasses plein ciel au dernier étage.

VERS UNE COMPACITÉ MAXIMALE : MIXER LES PROGRAMMES POUR FUSIONNER LES SURFACES, LES SERVICES ET LES ÉQUIPEMENTS

La mixité programmatique et la forte densité du projet nous ont aidés à concevoir une architecture économe : tout a contribué à minimiser les ressources. La densité et la compacité nous ont aidés à minimiser les surfaces de façade et donc les besoins en énergie. Mais le plus important a été la possibilité de mutualiser une partie des équipements techniques, de mutualiser les circulations verticales de secours, une partie des locaux d’accompagnement, ainsi que le parking souterrain.
Notre grand salon urbain est orienté pour s’ouvrir sur la gare, mais aussi pour profiter du soleil plein sud : il est une conque qui s’oriente vers ce soleil de milieu de journée, suffisamment bas en hiver pour profiter de sa chaleur et la garder tout en étant protégé du mistral. En été, au contraire, le soleil au zénith pénètre beaucoup moins sur cette terrasse, abritée par les parasols et rafraîchie par une belle végétation à venir.
Au fond de l’espace, le dernier pli formé par le volume des logements laisse une ouverture bienvenue vers le ciel, un peu comme une cheminée, propice à créer une ventilation naturelle traversante pour aider au rafraîchissement de l’espace. Des recettes simples pour un confort thermique maximal.

Textes Philippe Trétiack et Manuelle Gautrand

Ce hors série est disponible en libriaires spécialisées et au sein du daté mars – avril 2021 pour les abonnés