Enchâssé entre deux scènes musicales emblématiques des nuits parisiennes plus que centenaires, l’hôtel Elysée Montmartre constitue un atypique chaînon manquant entre la gouaille passée des poulbots et la gentrification actuelle des bobos. À la manœuvre, deux entrepreneurs dynamiques autodidactes.
Détours dans le passé
Situé sur la commune de Montmartre de l’autre côté du mur d’octroi, le trottoir pair du boulevard Marguerite de Rochechouart accueillit théâtres, cabarets, lupanars, bals et guinguettes – l’Elysée Montmartre, l’un des plus anciens ouvert dès 1807, comprenait une salle de bal, un jardin d’hiver et un jardin ! En 1858, ce dernier fait place à une salle en dur tandis que les deux premiers deviendront en 1894 le Trianon-Concert où se produiront Mistinguett, La Goulue, Grille d’égout, la Môme Fromage et Valentin
le Désossé. Leurs activités furent dès lors séparées : danse à l’Elysée Montmartre, café-concert au Trianon que ravage un incendie dans la nuit du 17 au 18 février 1900. Joseph Cassien-Bernard – élève de Garnier et auteur du Pont Alexandre III – se charge de sa reconstruction, la salle de spectacles devenant un théâtre à l’italienne et le jardin d’hiver un foyer, l’Elysée Montmartre disposant dès lors de sa propre entrée. Précurseur, l’architecte n’hésite pas à réutiliser des éléments de charpentes métalliques récupérés à la fermeture d’une exposition universelle parisienne.
Les deux établissements vont s’adapter à l’évolution des loisirs : pour le plus ancien, combats de lutte, de boxe et de catch durant les Trente Glorieuses, Jean-Louis Barrault y monte Rabelais sur une musique de Polnareff, comédie musicale Oh ! Calcutta ! ; puis à nouveau salle de spectacles (Higelin, Patti Smith, Diane Dufresne, David Bowie, Björk, Daft Punk…). Pour le Trianon : théâtre, théâtre lyrique, music-hall, cinéma de 1000 places le « Cinéphone Rochechouart » où seront projetés des péplums puis des films de karaté ; retour définitif au spectacle en 2010 après son rachat et sa rénovation par Abel Nahmias, producteur de films, et Julien Labrousse, designer-scénographe et entrepreneur (Policronica).
En 2011, l’Elysée Montmartre sombre dans les flammes, les deux compères rachètent ses ruines trois ans plus tard. La salle est à reconstruire intégralement et ses fondations à consolider. Après deux ans de travaux, l’établissement rouvre enfin en 2016.
Avoir la dent creuse
Côté boulevard, les deux petits immeubles faubouriens de deux et trois étages s’interposant entre les deux façades historiques désormais classées sont acquis en même temps que l’Elysée Montmartre par le duo d’amis toujours en recherche de projets généreux, éthiques et atypiques, à consonance culturelle, poésie comprise.
Pour assouvir leurs envies, c’est d’abord à Formentera que Julien Labrousse, sa compagne Elsa Kikoïne (architecte d’intérieur) et son frère Grégory transforment une finca en chambres d’hôtes écologiques (Etosoto) dont ils sont en train de décliner à plus grande échelle le concept mêlant culture, tourisme et agriculture au Cabo Espichel dans la réserve naturelle lusitanienne de l’Arrabida, où le prix des habitations dépendra de l’empreinte carbone des hôtes ! C’est en effet aussi au Portugal que Julien saisit les opportunités tel ce vieux palais lisboète – Palacio do Grilo – racheté en 2017 et métamorphosé en bar-restaurant à l’élégant décor décapant, proche d’une scénographie où évoluent acteurs, musiciens, danseurs et autres artistes du théâtre vivant ; une partie de la troupe logeant sur place ! Concepteur, maître d’ouvrage et d’œuvre, entrepreneur, Julien Labrousse a même acheté une usine dont la quinzaine de salariés manufacture le mobilier qu’il crée. Essence locale plutôt destinée à la pâte à papier, l’eucalyptus règne pourtant en maître chez Policronica grâce à un système d’étuvage sous vide inédit séchant le bois en six jours afin de le rendre utilisable en agencement.
Dernier projet livré, l’hôtel Elysée Montmartre a nécessité une restructuration lourde du bâti dont seule la façade a été conservée. Au nu extérieur du rez-de-chaussée, une série d’arches menuisées en chêne massif rythme – en clin d’œil aux arcades de ses deux voisins – la devanture vitrée continue du vaste lobby en partie encastré sous Le Trianon. Des voilages en lin préservent son intimité sans le priver de la clarté ni de l’animation extérieures. Le lieu surprend quelque peu dans ce quartier où le style pseudo Napoléon III ou le kitsch prédominent trop souvent. Ici, se déploie une version poétique, voire onirique, d’un étrange mélange boisé entre le wabi sabi japonais et le design scandinave. Semblant faire l’éloge de la modestie, cette capsule de sérénité immaculée, ayant conservé à bon escient quelques traces de son passé (maçonnerie brute, colonnes en fonte), a mis en œuvre un inhabituel minimalisme géométrique presque exclusivement menuisé en eucalyptus. L’étonnante banque d’accueil se révèle des plus fonctionnelles. Deux caissons pyramidaux investissent le plafond de part et d’autre de la poutre de soutènement, celui au-dessus de la réception se déforme pour absorber la retombée de l’escalier (dérobé) menant au premier étage.
Celui-ci dessert une salle de jeu et de projection secrète – habillée d’eucalyptus du sol au plafond qui parfume l’atmosphère feutrée – où visionner à loisir la rare collection de LaserDisc de films et concerts mythiques des années 1980 et 1990 réunie par Abel Nahmias. Encore quelques marches pour accéder aux deux niveaux de chambres. Elles sont au nombre de seize, et quatre d’entre elles sont des duplex, elles sont toutes différentes et équipées de doubles fenêtres à menuiserie bois avec double vitrage, l’isolation phonique y ayant été tout particulièrement soignée. Tous de la même essence, parquet, cimaise, tête de lit et chevets, bureau, assise, luminaires, tablette filante le long des baies, escalier, rampe-garde-corps… embaument subtilement l’eucalyptol et apaisent l’ambiance. La colonne-lavabo se résume à un bloc de pierre marmoréenne ocre rouge. La quincaillerie, l’appareillage électrique et les liseuses font appel au laiton. Certaines chambres mansardées sont équipées de tabatières (heureusement modernisées).
Il est vraiment heureux que de nouveaux venus autodidactes viennent bousculer l’hôtellerie parisienne aux concepts trop souvent anémiés, y compris lorsqu’ils tombent dans l’excès. Les hôtes ont aussi le droit de pouvoir y respirer en toute sérénité, comme le confirment les nombreux prix récemment obtenus par l’établissement.
Fiche technique :
Maîtrise d’ouvrage : emhotel
Maître d’œuvre et agenceur : Policronica
Surface : 1 100 m2
Par Lionel Blaisse
Toutes les photographies sont de : © Germain Gilbert
— Retrouvez l’article dans Archistorm 132 daté mai – juin 2025