La place de l’automobile dans nos villes va diminuer drastiquement dans les années à venir. Au sein des centres historiques, les parcs de stationnement souterrains ont d’ailleurs, depuis longtemps, pris l’avantage sur toute autre forme de garage. Lieux d’invention et symboles d’une certaine intensité urbaine, garages et parkings sont-ils tous voués à disparaître ?

Marché-parking Victor-Hugo à Bordeaux, Jean Dauriac et Pierre Lafitte architectes, 1966. © Simon Texier

Le garage automobile connaît un fort développement dans les années 1900-1910. Programme nouveau, il donne lieu le plus souvent à une nette partition entre l’espace intérieur, entièrement régi par les nécessités fonctionnelles, et la façade, conçue comme projet autonome pour mieux s’inscrire dans un paysage urbain prestigieux. Les premiers garages urbains prennent place dans les quartiers résidentiels et les centres d’affaires ; beaucoup d’entre eux s’apparentent ainsi à des hôtels particuliers, voire à des relais de chasse. Cette opposition sera progressivement dépassée au profit de dialectiques plus subtiles et plus variées. Avec le garage de la rue de Ponthieu à Paris (1906, détruit), les frères Perret signent, d’une certaine manière, l’acte de naissance d’une nouvelle génération de bâtiments, où expression du matériau, mise en évidence du programme et composition classique cohabitent avec une rare cohérence.

Garage Ponthieu Automobiles (construit par Auguste Perret), 51 rue de Ponthieu. Paris (VIIIème arr.). Photographie de Charles Lansiaux (1855-1939). Tirage au gélatino-bromure d’argent. 1905-1920. Paris, musée Carnavalet.

À Paris, il faut pourtant attendre 1929 pour trouver une réalisation équivalente : ce n’est d’ailleurs pas un garage à proprement parler, mais un magasin de vente d’automobiles, qu’Albert Laprade et Léon Bazin sont chargés d’adosser au garage construit en 1926 entre les rues Marignan et Marbeuf. Le programme impliquait ici une transparence dont les architectes se saisissent pour créer un véritable spectacle urbain : flanquée de deux travées opaques et en légère saillie, la façade se résume à une vitrine, immense glace de 19 m de large sur 21 m de haut, raidie par deux poutres verticales étudiées par le jeune Jean Prouvé. La rue Marbeuf change alors d’autant plus brusquement de physionomie que, peu avant l’ouverture du magasin Citroën, la firme Alfa Romeo a confié à Robert Mallet-Stevens la transformation de son garage mitoyen — surnommé « garage aux 10 étages » par ses administrateurs. Dès lors que le cadre urbain ne l’exige pas, le garage prend souvent, par contre, l’allure d’un véritable silo à voitures ; c’est pourquoi Henri Sauvage prend soin de dissimuler derrière un immeuble celui du 14, rue Campagne-Première (1926, détruit), long vaisseau conçu pour la Compagnie générale des voitures de Paris et pouvant accueillir 1 000 véhicules, dont Le Corbusier tentera par la suite de lotir le toit de petites maisons — ce que fait Alexandre Kaganovitch lorsqu’il aménage la « Petite Russie » au 22, rue Barrault (1927). Sans lui prêter les traits d’un immeuble de rapport, c’est tout de même un visage urbain que, par nécessité, les architectes tentent de concevoir pour des garages toujours plus nombreux. Les expressions sont alors très variables, le trait commun étant le revêtement de la façade par un enduit blanc. Gabriel Veissière, au 4, rue Coustou (18e, 1925-1927) pour la Société immobilière Paris-Clichy, ne donne pas à voir le mode de mise en œuvre de la structure, mais plutôt le fonctionnement du garage : le volume arrondi qui la domine n’est autre que la rampe hélicoïdale menant les voitures d’un niveau à l’autre.

Garage de la rue Coustou à Paris, Gabriel Veyssière architecte, 1927
© Chevojon. DR

Les années 1920-1930, mais surtout l’après-guerre, voient se multiplier partout en Europe les réalisations exprimant clairement la fonction du garage, avec une figure principale : la rampe, dont la forme, la fonction et la force plastique auront un impact sur d’autres programmes (bibliothèque, musée). Largement répandu, le principe du levage des voitures par monte-charge ou ascenseur était cependant coûteux (personnel, entretien) ; la rampe, elle, plus dévoreuse d’espace, a l’avantage de la pérennité. Elle se répartit en deux types principaux : la rampe longue, qui franchit un étage d’un seul tenant, et la rampe courte desservant des demi-niveaux. Elle peut être introvertie, comme à Grenoble au Grand Garage hélicoïdal (Fumet et Noiray, 1928-1932), partiellement visible à travers les baies vitrées d’un volume central, comme à l’Autorimessa Communale de Venise (Eugenio Miozzi, 1931-1934), ou encore détachée du silo à voitures, comme au Tricorn Centre de Portsmouth (The Owen Luder Partnership, 1966). Elle peut enfin donner forme à l’ensemble du bâtiment, comme à Bristol (R. Jelinek-Karl, 1960) ou Porto (Alberto Pessoa et João Bessa, 1968). L’esthétique et la fortune de la rampe proviennent, outre de l’emploi fréquent du béton brut, du graphisme très efficace produit par la répétition du même motif et par l’alternance des pleins et des vides.

Programme architectural plutôt ingrat, le garage automobile a certes rapidement gagné en légitimité, mais la multiplication des bâtiments à partir des années 1960, leur position en centre-ville et, parfois, en remplacement d’édifices anciens, ont fini par le discréditer. Le caractère monofonctionnel du parking, notamment, a pu être vu, à partir des années 1950, comme une hérésie : un automobiliste range généralement son véhicule pour se rendre en un lieu précis. Des programmes mixtes se développent alors, aux États-Unis notamment et sur la côte est en particulier, afin de contenir un étalement des parkings dont, à l’autre extrémité du pays, Los Angeles est l’un des meilleurs témoins — même si, en 1948, Victor Gruen y expérimente le parking sur le toit du magasin Millirons’s. Dans un projet non réalisé pour le Centre civique de Philadelphie (1957), Louis I. Kahn proposait, par exemple, d’élever de grands bâtiments cylindriques, sortes de bastions accueillant des parkings en leur centre et, sur le pourtour, un hôtel, des bureaux et une place surélevée. Le Veterans Memorial Coliseum de New Haven (1972) s’en fait partiellement l’écho : l’agence Roche, Dinkeloo & Associates choisit de coiffer la salle de sport d’un parking de trois étages, le programme intégrant également des commerces. Depuis sa démolition en 2007, il ne reste plus de ce programme mixte que la tour de bureaux. Avec les deux tours circulaires de Marina City, à Chicago (1964), Bertrand Goldberg livre quant à lui le mariage le plus éloquent du garage automobile et de l’immeuble d’habitation : l’une et l’autre comprennent 19 niveaux de parking (soit 896 places) surmontés d’une quarantaine d’étages d’appartements ; le rythme des 16 alvéoles, ou pétales, qui forment ces logements contraste avec la spirale continue des rampes.

Garage Victor-Hugo à Toulouse, Joachim et Pierre Génard, avec Pierre Lafitte, architectes, 1959 © Simon Texier

Mixtes également, les marchés-parkings Victor-Hugo de Bordeaux (Jean Dauriac et Pierre Lafitte, 1966) et, à Toulouse, Victor-Hugo également (Joachim et Pierre Génard, avec Pierre Lafitte, 1959) et Carmes (Candilis, Josic & Woods, 1966), ont tous les trois remplacé des marchés couverts du XIXe siècle. Un péché originel des élus de l’époque qui aurait pu leur valoir d’être sacrifiés sur l’autel du postmodernisme ; mais la plasticité de leurs façades et une évidente valeur d’usage ont milité pour des rénovations plutôt que pour la démolition. Plusieurs garages parisiens sont quant à eux transformés en immeubles de logements ou de bureaux ; leurs ossatures de béton armé rendent possibles de telles reconversions, qui sont autant d’occasions de poursuivre une histoire au lieu de l’effacer.

Texte Simon Texier
Visuel à la une Grand Garage hélicoïdal à Grenoble, Fumet et Noiray, architectes, 1932 © Simon Texier

Retrouvez l’article Patrimoine sur les Garages et Parkings : des objets singuliers de la ville dans Archistorm 112 daté janvier – février 2022