Trente ans après l’ouverture de la Galerie Xavier Hufkens, rue Saint-Georges à Bruxelles, les architectes Robbrecht en Daem (Gand) ont été à nouveau sollicités pour une extension triplant la surface d’exposition. Réouvert le 2 juin dernier avec les œuvres de Christopher Wool dans la totalité des salles, cet ensemble était l’occasion d’apprécier l’évolution du galeriste comme des architectes, Paul Robbrecht livrant ici une œuvre importante.

C’est le quartier des galeries d’art, qui ont essaimé autour de la première implantation de Xavier Hufkens en 1992. À l’autre extrémité de la rue, une quinzaine de galeries occupent le rez-de-chaussée de l’immeuble seventies « Rivoli ». Urbanisé dans la seconde moitié du xixe siècle sur la base d’un parcellaire d’habitat familial, le secteur est surdéterminé par la proximité de l’avenue Louise, où alternent hôtels particuliers, commerces et immeubles de bureaux. Les parages ont en outre une épaisseur historique, avec de nombreux ateliers d’artistes contemporains du Groupe des XX et de La Libre Esthétique (1883-1914). Dans l’îlot face à la Galerie Hufkens résidait Anna Boch, qui possédait la seule toile vendue de son vivant dans un salon public par Vincent Van Gogh.

Exposition de rouverture : Christopher Wool (2 juin – 30 juillet 2022),
salle du rez-de-chaussée. © Allard Bovenberg

En trente-cinq ans d’activité, Xavier Hufkens est devenu incontournable sur le plan international. Parmi les quarante-sept artistes qu’il représente en ce moment : Richard Artschwager, Milton Avery, Louise Bourgeois, Daniel Buren, Thierry De Cordier, Tracey Emin, Michel François, Antony Gormley, Roni Horn, Thomas Houseago, Robert Mapplethorpe, Alice Neel, Cassi Namoda, Nicolas Party, Robert Ryman, Josh Smith, Jan Vercruysse, Cecilia Vicuña, Rachel Eulena Williams, Christopher Wool ou Zhang Enli. Avec plus de 285 expositions au compteur, des participations régulières aux foires comme Art Basel ou Frieze, une antenne à Singapour… la clientèle devenue globale, et une équipe d’environ vingt-cinq personnes à Bruxelles, Xavier Hufkens a dû étendre son outil de départ et ouvrir deux autres espaces à proximité, en 2013 dans l’immeuble Rivoli, et en 2020 dans une rue voisine.

En 1992 le choix s’était porté sur les architectes Robbrecht en Daem associés à Marie-José van Hee (Gand) pour réagencer une habitation bourgeoise avec apport d’une architecture claire et complexe, aux lumières et aux détails sans emphase et d’une invention plastique magistrale. Robbrecht en Daem émergeaient alors dans le paysage de l’architecture européenne avec les Aue Pavillions de la Documenta IX à Kassel. Leurs activités se sont amplifiées dans une fidélité aux interventions d’artistes dans leurs projets, par exemple Michaël Borremans, Dirk Braeckman, Raoul De Keyser, Isa Genzken, Cristina Iglesias, Valérie Mannaerts, Juan Muñoz, Gerhard Richter, Luc Tuymans, Benoît Van Innis ou Franz West, avec un attrait particulier pour les lieux dévolus à l’art, parmi lesquels l’extension du Boijmans van Beuningen à Rotterdam, le Concertgebouw à Bruges, les transformations de la Lokremise – Sammlung Hauser und Wirth à Saint-Gall ou de la Whitechapel Gallery à Londres ; à Bruxelles la Galerie Meert.

Rue Saint-Georges il y avait donc au départ un immeuble en R+2, agrandi vers 1911 en style Beaux-Arts discret par Benjamin de Lestré de Fabribeckers. En 1992, les architectes y ont établi un dialogue volontaire entre les espaces déterminés par l’ordonnancement de la façade principale d’origine et ceux vers l’arrière, réinventés avec une façade de pure création complétée par un jardin dû à Jacques Wirtz. Le contraire d’un exercice de « façadisme » à la bruxelloise. En 1997 le succès a conduit à l’adjonction d’un petit bâtiment voisin. Cette fois c’étaient les architectes Claire Bataille et Paul Ibens (Anvers) qui apportaient leur concours. Un bureau d’accueil accessible par un passage latéral s’ouvrait sur une salle de type muséal avec éclairage zénithal a giorno.

Il fallait pourtant quelque chose d’autre, un pari sur l’avenir en accord avec la position de la galerie dans le monde. Organiser un réseau international ? La question a été tranchée en 2017, en pensant à l’âme de la première implantation : rester au même endroit… avec les mêmes architectes qu’au départ. Pour y faire la même chose ? Non, mieux ! Sans demi-mesure. Avec une cohérence subsumant tout antagonisme entre l’existant et une extension en lieu et place de celle remaniée par Bataille-Ibens. Les ambitions : ajouter 800 m2 d’exposition avec imbrication des lieux de travail, pas d’énergies fossiles, et tendre à la neutralité carbone, offrir un accueil de plain-pied avec l’art en multipliant les combinaisons spatiales. Alors le même saut qualitatif pour l’architecture, en réinterprétant l’esprit de 1992.

Esquisses de Paul Robbrecht explicitant la configuration des lieux. © Robbrecht en Daem.

Il en a résulté une distribution en six plateaux superposés, deux sous le niveau du sol, avec des reprises en sous-œuvre pour établir dans l’existant un nouvel ascenseur et des locaux servants pour dégager les espaces ajoutés. Cette option offrait d’intéressantes marges de manœuvre pour la volumétrie générale, traitée en voiles de béton lisse de décoffrage. Deux impératifs : un escalier continu sur toute la hauteur vers la rue, et des prises de jour dans les plafonds des salles grâce aux décrochements des strates volumiques des étages. Tout en bas, la réserve, tout en haut, une salle – rappelant l’espace Bataille-Ibens – isolée par l’étage de bureaux s’intercalant au-dessus des trois étages principaux d’exposition, partout dans une continuité maîtrisée avec les niveaux existants. La mise en œuvre de l’architecture repose sur l’intelligence de ce dispositif, avec des intensités égales dans le traitement de l’extérieur comme de l’intérieur. Côté 1992, sensation nette d’être dans la partie principale… et côté 2022, sensation nette d’être dans la partie principale… Les transitions soignées enrichissent une « promenade architecturale » à haute teneur poétique. La maestria tient à des rapports d’échelle qui échappent à tout système, une même exigence portant sur le visible et sur l’invisible.

L’apparente planéité de l’élévation rue Saint-Georges est avant tout… picturale. On y devine des tracés régulateurs implicites. Les esquisses de Paul Robbrecht témoignent d’une intime compréhension de l’immémoriale recherche des peintres pour activer le temps dans l’espace. Pour aller vite : Piero della Francesca – Kasimir Malevitch – Gerhard Richter. En deçà et au-delà des lignes, des formes, des textures. Émancipée des divisions matérielles, une topologie opère, qui lie l’imaginaire à l’œuvre dans les plans à la construction de l’image mentale de l’exposition… grâce à la présence des œuvres. C’est peut-être là qu’on voit sourdre l’inoubliable cher à Paul Robbrecht. D’où la superposition en décrochements, d’où l’indicible fluidité à l’intérieur.

Le porte-à-faux du premier étage sur le passage latéral forme un pronaos baigné d’une lumière douce du fait des décrochements sus-jacents. Il signale l’entrée et l’espace accessible en intérieur d’îlot. Le point d’accueil est évident de l’extérieur dans la travée de l’escalier. Il commande les accès dans l’épaisseur de la travée de la façade. Avant de déboucher dans les salles, l’escalier procure des sensations topoanalytiques (Bachelard) de descente en crypte ou d’ascension dans une tour, avec un passage par la grande baie carrée qui fait tout à coup vibrer un rapport à l’extérieur qui attise les sensations. Dans cet antre en béton armé à la peau rugueuse – lavé en grande partie – l’expérience holistique est au service des moments d’immersion parmi les œuvres. Une robustesse paradoxale s’appréhende au gré des parcours, puisque la stabilité étudiée par Dirk Jaspaert est indissociable de la dynamique des fluides, elle-même en symbiose avec les éléments, par les panneaux solaires et les 23 sondes géothermiques de 100 mètres de profondeur.

Espace initial retouché rue Saint-Georges et jardin redessiné par Martin Wirtz. © Allard Bovenberg.

Le choix de rouvrir avec Christopher Wool était judicieux, son travail pictural en écheveaux de teintes sobres et les sculptures ou les photographies en noir et blanc exaltaient les ambiances de lumières naturelles modulées par des lignes de LED dimmables, réfléchies sur les sols en béton poli et sur les murs au blanc RAL Classic 9003 dit « de sécurité ». Un autre béton apporte une tactilité à l’air en amortissant la réverbération acoustique : la plupart des plafonds sont… ondulés de décoffrage… la sous-face des importantes dalles sans appui intermédiaire prenant ainsi un « grain » presque sensuel. L’endroit exprime de longue date une double fidélité, aux artistes et aux architectes, mixant désormais avec sagacité l’idée de « maison de maître » et celle de dispositif de type muséal, fruit d’une réelle complicité entre Xavier Hufkens et Paul Robbrecht. L’histoire continue…

Fiche technique :

Maître d’ouvrage : Galerie Xavier Hufkens
Architectes : Robbrecht en Daem architecten bv avec Kim Poorters
Gestionnaire de projet : Julien Ridremont (Arcoteam bvba)
Ingénierie des structures : BAS bvba (Dirk Jaspaert)
Ingénierie des techniques spéciales : Cenergie nv
Architectes d’intérieur : Robbrecht en Daem architecten + François Marcq nv
Paysage : Wirtz International Landscape Architects nv
Agenda : Début travaux : 3/8/2020, Fin des travaux : 24/5/2022
Surface : Total : 2214,60 m2 (6 niveaux + 1 étage technique) dont 1487,88 m2 au-dessus du niveau de la rue et un total de 827,79 m2 pour les salles d’exposition.

Texte : Raymond Balaud
Visuel à la une : L’extension intimement liée à l’immeuble transformé en 1992 par les mêmes architectes, Robbrecht en Daem. © Kristien Daem

– retrouvez l’article Réalisation sur la Galerie Xavier Hufkens Bruxelles, Belgique par Robbrecht en Daem dans archistorm 116 daté septembre – octobre 2022