TRIBUNE LIBRE | ARCHITECTURE

« POUR LA CONSERVATION DE LA MISSION EXÉ »
JEAN-FRANÇOIS PÉRINET-MARQUET, ARCHITECTE DPLG, FONDATEUR ET DIRECTEUR DE L’AGENCE AP-MA ARCHITECTURE

En France, pour les marchés publics, chacun sait que la législation permet au maître d’ouvrage de décider s’il souhaite confier les plans d’exécution (Exé) au maître d’œuvre ou à l’entreprise.
Nous profitons de cette tribune pour évoquer la question de l’attribution de cette fameuse mission Exé, qui se pose à chaque projet et qui complique la pratique de nos métiers. Le maître d’ouvrage est devant un choix difficile à faire, mais lourd de conséquences pour la qualité du résultat.

Notre agence, AP-MA Architecture, conçoit et assure la maîtrise d’œuvre d’édifices publics complexes, notamment des centres aquatiques, depuis de nombreuses années. Afin d’avoir une vision et une maîtrise complète de nos équipements, nous avons créé des bureaux d’études spécialisés (fluides, structure, économie, etc.). Avec cette maîtrise d’œuvre complète, nous sommes partisans d’assurer la mission Exé.

Pour rappel, la mission Exé est une mission complémentaire à la mission de base. Elle rassemble quatre chapitres : les plans d’exécution, les quantités, les plans de synthèse, les plannings prévisionnels des réalisations.
La mission Exé est parfois (de plus en plus, dans le domaine des centres aquatiques) scindée en tranches : une partie nous est confiée, l’autre est confiée aux entreprises, ce qui complique encore le propos. Un exemple fréquemment vécu : on nous confie la réalisation des devis quantitatifs, pour que les entreprises répondent facilement à l’appel d’offres, sans pour autant nous confier la mission des plans d’Exé. Question : comment quantifier correctement ce qu’on n’a pas précisément étudié ? Longueurs et sections des gaines, dimensions d’une poutre… Il faut donc bien les calculer et les dessiner… sans pourtant en avoir la mission.

Le centre aquatique de Nevers
© Géraldine Bruneel

La tendance est donc de ne plus entièrement confier la mission Exé à la maîtrise d’œuvre, voire plus du tout. Quelles en sont les raisons ?

Du point de vue des maîtres d’ouvrage, la question se pose en vue de la qualité finale de l’équipement : qui est le plus performant pour assurer un chantier serein et un résultat convaincant ?

Du point de vue des entreprises, la réponse dépendra en premier lieu de leurs capacités à assurer les plans d’Exé. Une grande entreprise équipée d’un bureau d’études performant préférera qu’on lui confie la mission : maîtrise des détails, des matériaux, des procédés de réalisation, contrôle serré des coûts. C’est compréhensible, mais l’édifice sera différent. Par contre, une PME pourra ne pas être en mesure de le faire. Dans ce cas, elle devra sous-traiter cette mission… ou faire sans.

Du point de vue de la maîtrise d’œuvre, le sujet est épineux et motive cette tribune. De nombreux confrères préfèrent ne plus assurer cette mission : on peut les comprendre… Trop de responsabilités, des honoraires vraiment insuffisants, des délais d’études de plus en plus raccourcis ne permettant plus d’organiser le travail en lien avec les partenaires, un agacement envers certaines entreprises qui remettent systématiquement en cause les études à leur profit, une lassitude de devoir quasiment faire une mission Visa non rémunérée, en contrôlant les plans Pac des entreprises qui ne correspondent pas aux plans Exé. En résumé, une mission de grande responsabilité mal rémunérée.

Par conséquent, il faut l’avouer, faute de temps pour réaliser correctement la mission et faute d’honoraires décents, les EXE de maîtrise d’œuvre sont parfois critiquables et incomplets. Les entreprises doivent souvent les corriger et les compléter. Certaines sont réellement partenaires et jouent le jeu. D’autres profitent de cette situation pour émettre des devis de travaux supplémentaires plus ou moins justifiés. Certains maîtres d’œuvre comptent parfois trop sur les entreprises pour compléter les dossiers.

Afin de contourner ce défaut d’études, on se doit de rappeler que les entreprises sont censées vérifier dans le détail les dossiers de consultation et signaler les oublis ou incohérences à la remise des offres. Ce n’est pratiquement jamais fait.
En Allemagne également, chaque attributaire devient responsable de son ouvrage une fois le marché signé. Contrairement à notre pays, cette clause est vraiment appliquée. Les entreprises ont tout intérêt à parfaitement vérifier le dossier de consultation et à en signaler les manques à l’appel d’offres. Le chantier en est beaucoup plus serein, le résultat, garanti.

En Allemagne (ou en Suisse, également), la mission équivalente à nos Exé est toujours à la charge de la maîtrise d’œuvre. Les délais et les rémunérations de ces missions sont largement supérieurs à ceux qui sont pratiqués en France. Les architectes et bureaux d’études ont les moyens de réaliser correctement leurs études.

Le centre aquatique de Nevers
© Géraldine Bruneel

La solution de confier la mission Exé aux entreprises présente de nombreux inconvénients. Par exemple, cela signifie obligatoirement que cette mission sera faite après l’appel d’offres. Il faut bien attribuer auparavant. Dans ces conditions, comment s’assurer d’un appel d’offres sérieux ? C’est irréaliste. Comment chiffrer correctement sans détails, sans quantités ou plans de synthèse ? Les délais sont trop courts pour rédiger les offres. Ensuite, le chantier est souvent compliqué, car l’entreprise se rend compte trop tard de la réalité du projet qu’elle a mal appréhendé.

Les entreprises de construction ont pour objectif d’être rentables ; il en va ainsi de toute entreprise. Il en va de leur pérennité. Les responsables de chaque chantier ont donc, logiquement, pour mission d’optimiser leur mission et, à ce titre, de simplifier leur intervention (temps gagné) en limitant les approvisionnements (en quantité et en qualité). Cela va parfois à l’encontre de la recherche de qualité. Afin que l’édifice soit conforme au projet architectural, le maître d’ouvrage a tout intérêt à conserver le rôle de la maîtrise d’œuvre dans sa mission de contrôle.

Par ailleurs, les entreprises font souvent état de leur besoin de s’impliquer dans la technique, et il est effectivement nécessaire de s’adapter à leurs outils et méthodes de production. C’est la raison pour laquelle les plans d’atelier (Pac) sont toujours laissés à leur charge.

Notre propos n’est pas de montrer du doigt les entreprises, qui sont de manière compréhensible à la recherche du profit. La question concerne la maîtrise d’œuvre dans sa globalité. Devons-nous laisser la conception des détails, des assemblages, des liaisons, de la synthèse entre les fluides et les lots architecturaux à la compétence des entreprises ? Pour toutes les raisons évoquées plus haut, l’évolution de ces dernières années semble clairement accréditer cette tendance.

Le travail de conception ne s’arrête pas à l’aspect esthétique global du projet. La notion de détail est importante.

Les conditions pour bien assurer la mission Exé sont de trois ordres : disposer d’honoraires suffisants, bénéficier d’un délai décent permettant de mener à bien la concertation avec l’ensemble des métiers, et, naturellement, renforcer les compétences techniques dans les agences. Il faut s’inspirer de nos confrères allemands ou suisses qui ont su garder la maîtrise des plans techniques. Dans leurs pays et d’autres, la compétence technique n’a pas été remise en cause. Sans doute nos écoles sont-elles un peu trop orientées vers des matières artistiques ou sociales au détriment de la technique. Il serait judicieux de décaler le curseur à un plus juste milieu. À mépriser un volet essentiel de notre métier, nous sommes en train d’en perdre la maîtrise au profit d’autres acteurs.

La profession d’architecte est en difficulté — on prévoit une baisse des chiffres d’affaires de 20 % en cette période de pandémie ; en 2018, le revenu moyen des architectes était toujours inférieur à son niveau le plus haut, atteint en 2007 —, les missions sont en net recul (notamment celles correspondant au suivi des travaux), donc le montant des honoraires est en baisse pour chaque dossier — et on observe par suite une baisse constante des missions Exé, de surcroît trop peu rémunérées — : il faut se poser des questions.

La jeune génération doit réfléchir à ce point essentiel pour l’avenir du métier d’architecte. Doit-elle laisser d’autres acteurs dessiner et décider les détails de ses projets, ou doit-elle lutter pour conserver ses prérogatives et maîtriser le sens esthétique du détail et des assemblages ? Devons-nous continuer à laisser d’autres prendre le leadership de la compétence technique, la science des assemblages des matériaux, le subtil équilibre des habillages ?… Cela reviendrait à admettre que nous aurions démissionné de notre vocation initiale.

Nous pensons, chez AP-MA Architecture, que cette partie de notre mission est essentielle. Il s’agit de concevoir jusqu’au détail pour que notre métier reste un exercice de concepteurs.

Visuel à la une Le centre aquatique de Nevers, détail d’une paroi en tôle perforée © Géraldine Bruneel

Retrouvez l’intégralité de la tribune libre de Jean-François Périnet-Marquet, « Pour la conservation de la mission Exé » dans archistorm daté mai – juin 2021