PATRIMOINE

LES MAISONS DU PEUPLE, DES MONUMENTS COMME LES AUTRES ?

L’actuel débat sur la Maison du Peuple de Clichy (1935-1939) met en jeu des arguments d’ordres divers : économiques, politiques, urbains et patrimoniaux. Ce serait oublier la dimension sociale des maisons du peuple, ces condensateurs créés pour la plupart avant 1914, puis durant l’entre-deux-guerres, et dont l’existence fut parfois brève. Clichy souffre en l’occurrence d’un manque d’histoire et de mémoire : cet emblème du Front populaire est de fait moins charismatique que la Casa del Fascio de Côme, livrée trois ans auparavant par Giuseppe Terragni. Classé monument historique en 1983, le bâtiment ne devrait cependant pas subir le sort du chef-d’œuvre fondateur que fut la Maison du Peuple de Bruxelles.

Auteur de plusieurs hôtels particuliers pour la grande bourgeoisie bruxelloise, Victor Horta avait été chargé en 1895 de ce projet, en partie financé par le richissime industriel Solvay dont il avait conçu la demeure. Alternative laïque aux œuvres de la bourgeoisie chrétienne dans certains cas, concrétisation, dans d’autres, d’une organisation par elle-même et pour elle-même de la classe ouvrière, le concept de maison du peuple était né en Belgique en 1872, sur un mode coopératif. Celle de Bruxelles, en plein cœur de la ville, serait un repère malgré son implantation sur une parcelle irrégulière : l’architecte glissa un programme comprenant une grande salle de café et des magasins sur double hauteur, des bureaux, enfin, aux troisième et quatrième étages l’immense salle de spectacle. Horta poursuivait à grande échelle l’exploration d’un style dominé par le jeu des éléments qui composent l’ossature métallique, les pièces verticales et le second œuvre se déployant en courbes et contre-courbes, tandis que la façade jouait sur le mouvement de volumes concaves et convexes. Au moment de son inauguration en 1899, Le Journal du Peuple prenait part à ce moment historique : « La cathédrale et ses succursales, c’est la religion qui vient à son tour payer son tribut de soumission au socialisme triomphant, la vieille foi qui s’incline devant la foi nouvelle. » Trop exiguë pour un parti en forte progression, la Maison du Peuple fut agrandie sans le concours de son auteur, qui pressentait la démolition de ce jalon de l’Art nouveau ; elle aura lieu en 1964.

Eugène Beaudouin et Marcel Lods, avec Jean Prouvé et Vladimir Bodiansky, Maison du Peuple,
Clichy-la-Garenne, 1935-1939. Photo Patrick Charpiat

À cette date, des maisons du peuple sont déjà en désuétude dans toute l’Europe. En France, toutefois, la sauvegarde de l’architecture moderne est amorcée par la commission Holleaux, réunie en mai-juin 1963 sous l’égide du ministère d’André Malraux. Et la Maison du Peuple de Clichy, dont les quatre auteurs (les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods, l’ingénieur Vladimir Bodiansky et le constructeur Jean Prouvé) sont encore vivants, figure en bonne place sur la première liste des édifices susceptibles d’être protégés au titre des monuments historiques, la commission considérant qu’il s’agit du « premier exemple d’application intégrale du mur-rideau ». La protection ne sera pourtant pas validée par la Commission supérieure des monuments historiques ; il faudra pour cela attendre vingt ans, et douze de plus pour qu’une réhabilitation soit engagée (1995). L’édifice a souffert et n’a surtout guère eu le temps d’offrir à ses usagers les innovations techniques et programmatiques mises à leur disposition. Initiative de Charles Auffray, maire de Clichy et membre de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), le projet visait à agrandir le marché existant tout en disposant d’une grande salle de réunion. Les architectes modifièrent alors le programme pour l’ouvrir à des activités sociales et décidèrent de réunir l’ensemble en un seul lieu, flexible, qui comprendra un marché au rez-de-chaussée, une salle des fêtes à l’étage – dont une partie pouvait être aménagée en cinéma – et des bureaux pour les activités syndicales. La construction est entièrement métallique, et toutes les pièces fabriquées en usine ; Prouvé met ici en pratique, à grande échelle, le principe du mur-rideau constitué de panneaux métalliques, tandis que Bodiansky conçoit plus spécifiquement les parties mobiles : cloisons amovibles de la salle, cloisons périphériques, comble mobile. Les fauteuils peuvent quant à eux être déposés ou rangés, et libérer ainsi l’espace.

Selon les pays et les régimes, le programme de la maison du peuple évolue et représentera aussi bien l’idéal socialiste que ses dérives nationalistes. Qu’on les appelle maison pour tous, Volkshaus, casa del popolo, puis casa del fascio ou casa del balilla, en Italie, ces nouveaux lieux accueillent tout à la fois les fonctions de théâtre, café, salle de réunion, bibliothèque ou encore école, atelier d’art, voire palais de la découverte. Au-delà de leur rôle politique et social, les maisons du peuple sont des programmes mixtes qui imposent aux architectes de concevoir des espaces modulables. Toujours fonctionnelles, souvent monumentales, elles deviennent parfois des palais du peuple ou du travail, auxquels l’implantation dans certaines municipalités confère une importance équivalente à celle de l’hôtel de ville ou de l’église.

Le cas de l’Italie est assez atypique. Fondée en 1925, l’Œuvre nationale des loisirs ouvriers est l’instrument principal d’une politique engagée par le régime fasciste afin de restructurer le réseau d’assistance et d’entraide qu’il avait lui-même démantelé en 1922 ; il lui associe une Œuvre nationale Balilla, qui a pour but l’éducation physique et morale de la jeunesse. L’architecte Enrico Del Debbio en donne d’abord le dessin dans un recueil de 13 projets d’inspiration classique. À partir de 1932, toutefois, les architectes rationalistes font entendre leur voix, qui converge avec le besoin d’une identification immédiate des bâtiments du fascisme : « la casa del fascio doit se distinguer à distance, de la même façon que le campanile, la maison communale, l’église », écrit l’hebdomadaire bolonais L’Assalto. Jusqu’en 1940, une floraison de bâtiments s’étend sur le territoire italien et témoigne d’une certaine unité de langage : formes épurées, légèreté, clarté et fonctionnalisme sont ainsi, quelques années durant, associés aux vertus du régime. La Casa del Fascio de Côme, par Giuseppe Terragni (1932-1936) ou la Casa del Balilla de Rome, dans le quartier du Trastevere, par Luigi Moretti (1933-1937), dominent cette génération. La première est désormais nommée Palazzo Terragni, la seconde a été restaurée et accueille à nouveau des activités sportives.

Luigi Moretti, Casa del Balilla, Trastevere, Rome,
1933-1937. Photo ST

 

 

La Maison du Peuple de Clichy, elle, a fait l’objet d’un appel à projets dans le cadre de l’opération « Inventons la Métropole du Grand Paris », en 2017, remportée par l’architecte Rudy Ricciotti avec le groupe Duval, auquel la Ville de Clichy a proposé de céder le bâtiment. Adjoindre une tour de 100 mètres de haut à un monument historique et prétendre le restaurer ne sont pas, a priori, des opérations compatibles, et le projet est aujourd’hui mis en attente. Ce cas de figure est emblématique de la réflexion sur le patrimoine, moderne notamment, en France, qui se traduit par une sorte de dilemme : faut-il être simplement légitimiste, c’est-à-dire appliquer strictement la loi, ou bien, adoptant la posture des créateurs que l’on défend, plaider le progrès et une certaine cohérence en transformant, voire en démolissant ? On manque cruellement à ce sujet de doctrine, et ce déficit engendre des polémiques d’un niveau très inégal.

Texte Simon Texier
Visuel à la uneVictor Horta, Maison du Peuple, Bruxelles, 1895-1899. Licence CC0

Retrouvez la chronique Patrimoine sur les maison du peuple, dans le daté novembre – décembre d’Archistorm