La transformation complète du 83, Marceau – un immeuble de bureaux situé dans le XVIe arrondissement de Paris – a été l’opportunité pour Dominique Perrault de mettre en pratique sa théorie du Groundscape.

En novembre 2016, une œuvre – de papier, cette fois-ci – signée Dominique Perrault paraissait sur les étals des librairies. Groundscape, en lettres bleues sur fond gris. L’ouvrage proposé par les éditions HYX est stimulant. L’iconographie y est particulièrement riche et présente de magnifiques clichés illustrant les plus emblématiques réalisations de l’agence DPA mais aussi des photographies de chantier, quelques collages saisissants et un formidable inventaire de gravures et autres documents d’époque sur le thème du sous-sol.

Le sujet avait été pris à bras le corps par un élève d’Auguste Perret au détour des années trente : Edouard Utudjian, architecte arménien ayant créé en 1933, à Paris, le Groupe d’études et de coordination de l’urbanisme souterrain. Dans les années 1960, avec l’appui de Michel Ragon, critique et historien habité par la cause utopiste d’hommes de l’art éclairés, Edouard Utudjian publie un livre à la couverture écarlate : Architecture et urbanisme souterrains. Depuis, le sujet est resté à peine visible en dehors de quelques confidentielles recherches universitaires. Aussi, Dominique Perrault lançait, au cœur de l’automne 2016, un pavé dans la marre.

Son introduction y est claire : « ce livre d’architecte, plus qu’un manifeste, voudrait être une ressource, le socle d’une recherche […] Le Groundscape est bien plus qu’un territoire inexploité, qu’une simple ressource foncière : c’est un domaine générique, avec ses logiques et son économie propres, un domaine qui, valorisé, peut redéfinir la grammaire et les syntaxes d’une nouvelle urbanité. »

L’agence DPA, depuis des années, a travaillé ce sujet. A Paris d’abord, avec la Bibliothèque Nationale François Mitterrand. A Berlin, ensuite, avec le vélodrome et la piscine olympique.

La démonstration prend un tour nouveau à l’université Ewha, à Séoul.

Pourtant, construire sous terre n’a rien d’une évidence économique mais l’exercice relève parfois d’enjeux stratégiques. A Monaco, par exemple, l’exiguïté de la principauté renchérie d’une pression foncière rare dicte une logique d’aménagement souterrain reportant dans les profondeurs toutes les fonctions indésirables et non moins essentielles d’une ville : logistique, stockage, gestion des ordures et parking.

A Paris, les prix de l’immobilier invitent aussi à reconsidérer l’exploitation des sous-sols mais, cette fois-ci, en leur affectant des usages nobles. L’arithmétique est néanmoins difficile et l’administration se montre sourcilleuse. Comment, en effet, ne pas ouvrir la porte à l’impensable : l’habitat souterrain ?

La réponse a été, des années durant, reportée sous couvert d’un « non », sans nuance, interdisant toutes formes d’utilisation nouvelles.

Quelques mois après la parution de Groundscape, la ville, forte d’un Plan Local d’Urbanisme enfin modifié pour ce qui concerne la réutilisation des sous-sols existants, a lancé un appel à projets innovants : Réinventer les dessous de Paris. Tunnels, caves et souterrains désertés sont livrés à l’imagination d’architectes et de promoteurs. L’agence DPA remporte la transformation de la gare désaffectée des Invalides et de ses sous-sols. Musée, espaces d’expositions et restaurant y seront programmés.

Au même moment, alors que l’agence planchait depuis plusieurs mois à la transformation du 83, avenue Marceau, cette réflexion à la lumière de nouvelles possibilités réglementaires pouvait prendre un tour différent. Alors qu’il s’agissait de ne recomposer que des façades, le projet lancé par SFL, propriétaire des lieux, s’oriente désormais vers une restructuration complète de l’adresse. Imaginé au détour des années 60, l’immeuble teinté de brutalisme, se fait, en marge de l’Arc de Triomphe, un curieux iceberg de béton. Les cinq niveaux en superstructure cachent huit niveaux en infrastructure. Penser la reconfiguration des lieux devait, aux yeux de Dominique Perrault, en passer par la transformation du sous-sol. Voilà l’une des premières applications du Groundscape.

Frotter des principes théoriques à la réalité n’est pas simple ; l’immeuble existant impose sa physionomie et sa structure autoritaires. Rendre vivable le sous-sol ne peut être permis qu’en creusant le cœur d’îlot. La spectaculaire rampe de parking qui scénarisait la rapide descente des voitures dans le ventre de la parcelle est ainsi promise à la démolition. Les plateaux de parking pourront ainsi être défait sur trois niveaux. De la sorte, un accès à la lumière naturelle est autorisé par un patio végétalisé. L’enjeu est de « dédramatiser le souterrain » et d’assumer « cet impensé urbain ».

Par la même occasion, les travaux lourds de restructuration invitent l’agence DPA à délaisser une approche « mobilière » – la Bibliothèque Nationale de France n’est-elle pas constituée de quatre monumentales étagères et les tribunes du nouvel hippodrome de Longchamp ne sont-elles pas d’élégants tiroirs dorés – pour verser dans un enjeu « immobilier ».

Autrement dit, l’adresse doit attirer les regards tout en étant harmonieusement intégrée à son environnement. De plus, elle doit séduire tout type de locataire. Ces circonstances réclament une attention particulière.

Déjà l’agence DPA avait travaillé ces considérations autour d’une vie tertiaire repensée. Si les plans favorisent la plus grande variété d’utilisation, les détails, quant à eux, offrent une liberté insoupçonnée. Les réflexes les plus simples – ouvrir une fenêtre – deviennent dans un environnement professionnel la source d’inquiétude. Si le désir d’une température parfaitement maîtrisée par les technologies les plus abouties avait rendu certains immeubles de bureaux totalement hermétiques au détour des années 60, la possibilité de rompre avec cette pratique en offrant la possibilité d’utiliser des « ouvrants » n’a jamais suscité l’enthousiasme au-delà d’un cénacle de professionnels de l’immobilier soucieux du bien-être des utilisateurs. Aussi DPA a imaginé, d’un projet à l’autre, des stratagèmes pour accéder à l’air libre sans pour autant offrir de redoutable plongeoir. A Vienne, la DC Tower est l’opportunité de travailler, entre deux vitrages fixes, un pan de façade légèrement amovible. A Paris, au cœur de La Défense, l’opération de restructuration Landscape est le moment de pousser plus avant la réflexion. Les fenêtres seront toutes manipulables et, grandes ouvertes, permettront l’aération la plus parfaite. Pour contrarier toute possibilité suicidaire de défenestration, des parois de verre ont été fixées à distance des ouvertures.

Dans ce même esprit, les bow window du 83, Marceau proposent de maîtriser les risques tout en autorisant ce sain réflexe d’ouvrir une fenêtre. Cet art de vivre est magnifié par l’étude attentive des lumières naturelles et artificielles, lesquelles sont un enjeu dans un immeuble aussi large que profond. En ce sens le soin apporté en matière de design par Gaëlle Lauriot-Prévost permet la dématérialisation des volumes et la définition de espaces, sans murs ni cloisons.

Pour parachever le tout, DPA propose une écriture sobre, laquelle s’harmonise avec un contexte bâti aussi sévère qu’historique ; une pierre blonde de bourgogne vient habiller des façades pour mieux se coordonner à l’architecture haussmannienne.

Le 83, Marceau est ainsi une opération en trois dimensions ; peut-être couvre elle une aspiration urbaine que tous ces détails trahissent. Du travail en profondeur jusqu’à la parfaite intégration d’une restructuration dans son paysage, tout semble relever d’un trait d’urbanité. Quoi qu’il en soit, DPA montre, avec brio, ce passage circonstancié de la théorie à la pratique.

« Cet édifice est un immeuble tertiaire avec les codes et les programmes typiques du bureau. Le plafond est la seule surface libre. Ainsi, j’ai imaginé, pour les halls et les parties communes du 83 Marceau, comme un ciel étoilé, une constellation d’éclairages. C’est un projet « céleste » pour lequel j’ai avant tout défini et composé les plans de plafonds. Pour ce travail, je me suis inspirée de ce que j’ai réalisé lors de la restructuration du Pavillon Dufour, l’aile gauche du Château de Versailles ouvrant sur la cour royale, et notamment d’un luminaire à collerette ou fraise, à la mode de l’époque, que nous avons appelé « In the sun ».
Gaëlle Lauriot-Prévost, directeur artistique, designer, DPA

Entretien avec Dimitri Boulte, directeur général délégué, SFL

Que diriez-vous du 83 Marceau avant sa transformation ?

C’était un actif très emblématique de notre portefeuille non pas par sa taille, mais par sa localisation. Son architecture en béton brut, très marquée, n’en faisait pas un actif iconique.

Nous avons pourtant identifié, à cet endroit, un potentiel conséquent qui nous a décidés tant à faire l’acquisition de cet ensemble à l’époque qu’à le transformer par la suite. Pour le révéler, en tenant compte d’un emplacement exceptionnel unique à Paris, nous avons imaginé travailler avec Dominique Perrault, architecte français de grand talent.

Pourquoi cet architecte ?

Il fallait un maître d’œuvre capable de se confronter à un site emblématique, à quelques mètres de la Place de l’Étoile, mais aussi une personnalité en mesure de dialoguer avec la Ville et l’Architecte des Bâtiments de France tout en défendant une architecture résolument contemporaine.

En outre, Dominique Perrault travaille des thèmes qui nous semblent aujourd’hui importants. Il aborde avec originalité la question de la densité à travers celle des sous-sols. Nous avions ici, avenue Marceau, sept niveaux de parkings souterrains. Cette infrastructure pouvait être mise au service du projet et devenir l’occasion de développer des services qui n’existaient pas à cet endroit. Pour Dominique Perrault, il y avait l’opportunité, une nouvelle fois, de passer de la théorie à la pratique.

Entretien avec Dominique Perrault, architecte

Avant d’aborder la question du projet, sans doute faut-il approcher celle de vos clients. Qui sont-ils à vos yeux ?

SFL est une foncière « investie ». Elle a, selon moi, cette relation à l’investissement que seuls les habitants d’une de leurs villes entretiennent. On pense ici immédiatement à Paris. Ils portent dès lors une véritable culture urbaine, celle qui historiquement a créé le paysage de nos rues.

En outre, SFL conserve ses actifs. L’attention au patrimoine, au-delà de la sensibilité à l’architecture et à sa beauté spécifique, caractérise, à n’en point douter, leur action.

Quelle a été votre réaction face à l’immeuble du 83 avenue Marceau ?

Devant cette construction de béton brut, je n’ai pas su réagir de suite. Il y avait certes un travail de la matière et un système constructif marqué par des lignes horizontales qui pouvaient interpeller. C’était, à bien des égards, une écriture disproportionnée par rapport aux modénatures élégantes du quartier. D’aucuns pouvaient deviner dans cette écriture singulière une géométrie à contre-sens. Il n’y avait pour autant aucune évidence dans la manière de concevoir une nouvelle façade pas plus qu’il n’y avait, à cet endroit, d’invitation à prolonger d’une manière ou d’une autre l’haussmannien.

Avez-vous décelé d’autres qualités à cet ensemble immobilier ?

Au-delà, le bâtiment avait peu de choses à offrir. Il s’agissait par tous les moyens de lui donner des qualités de vie et, plus avant, une valeur qu’appelait son adresse. Point positif, un bel escalier fonctionnait comme lieu de sociabilité. Il n’était cependant pas aux normes de sécurité et nous ne pouvions le garder tel quel. L’exercice nous imposait de le reproduire à la lumière de la réglementation contemporaine. Nous tenions d’autant plus à conserver cette circulation qui, ouverte sur la cour, permettait d’animer cet espace clos que nous promettions de creuser.

Pourquoi avoir privilégié la pierre en façade ?

Le travail de la pierre nous invite à une rigueur classique, à penser la manière dont nous faisons acte d’architecture dans la ville. Il y a aussi, à travers ce matériau, l’idée d’une permanence. Il fallait une architecture pérenne, « indémodable » qui accompagne l’Arc de Triomphe.

Le dessin de façade est marqué par de larges ouvertures.

Pourquoi ce parti pris ?

Nous avons imaginé créer de grandes baies lesquelles englobent trois ou quatre fenêtres.

Ce découpage rappelle la composition moderne de la façade d’origine. L’idée sousjacente est d’offrir une fenêtre qui, ouverte, puisse encore protéger de la pluie et du vent.

Nous avons aussi élaboré des ouvrants pompiers dont les éléments mécaniques sont presque de l’ordre de l’ornementation. Tous ces détails ont été finement étudiés.

L’architecture tertiaire suscite-t-elle, à l’agence, d’autres réflexions ?

Le bureau devient de plus en plus domestique et les espaces proposés dans un projet doivent couvrir une variété d’usages et de fonctions encore inédite. Les bureaux « en blanc » sont aujourd’hui plus blancs que blanc ! Nous menons des recherches sur la notion d’ « a-programmation ». C’est-à-dire une structure disponible à tous les usages donc réversible au fil de leurs évolutions.

Fiche technique

Maître d’ouvrage : SFL
AMO : Aliuta
Architecte : DPA
Architecte d’intérieur : DPA – GLP Design et ANA MOUSSINET INTERIOR DESIGN
GROUPEMENT :
Mandataire MOEX : AIA MP
BET structure : Khephren
BE fluides : Barbanel
Économiste : AE75
BE ascenseur : A9C / ACCEO
BE façades : Arcora
BIM Manager : AIA MP
Éclairagiste et Acousticien : Cabinet Jean-Paul Lamoureux
Paysagiste : Après la Pluie
ACTEURS HORS GROUPEMENT :
AMO Environnement : Greenaffair
Commissionnement : Artelia
Prévention incendie : CSD & ASSOCIÉS
Bureaux de Contrôle : Socotec
CSPS : BTP Consultants
Scénographe : LM Ingénierie
Entreprise générale : Eiffage Construction Tertiaire

Texte Jean-Philippe Hugron
Photos Michel Denancé & Vladimir Partalo

— retrouvez la réalisation sur le 83 Marceau à Paris, dans Archistorm 114 daté mai – juin 2022