Depuis plus d’un siècle, le modèle architectural et pédagogique dominant de l’école a peu évolué : les classes restent cloisonnées et les cours de récréation bitumées. Pourtant, aux quatre coins du monde, des architectes visionnaires expérimentent d’autres manières de faire école. Espaces ouverts, modulables, lumineux, conçus pour encourager l’autonomie, la créativité, l’inclusion, la protection de l’environnement… Ces établissements hors norme incarnent une nouvelle génération d’écoles en train de voir le jour. À travers ces lieux sortant de l’ordinaire, c’est toute une réflexion sur l’apprentissage, le vivre-ensemble et la place de l’enfant dans la société qui se dessine en filigrane.

« Comment imaginer des espaces capables de transformer notre manière d’enseigner ? » C’est à cette question fondamentale que répond le Manuel de pratiques vertueuses pour penser et construire les écoles du futur, porté par l’architecte Gaëtan Le Penhuel et son équipe, accompagnés d’un cercle d’experts, parmi lesquels le pédagogue renommé Philippe Meirieu. Ensemble, ils esquissent une nouvelle grammaire spatiale pour un projet éducatif en pleine mutation. Prenant la forme d’un abécédaire, l’ouvrage ne cherche pas à imposer une vision ou à ériger un modèle unique. Il vise au contraire à fédérer une intelligence collective autour des enjeux contemporains de l’éducation. Forts d’une solide expérience dans la conception d’équipements scolaires, les architectes de l’agence Le Penhuel architectes & associés livrent ici une réflexion ouverte, nourrie par la pratique, mais toujours soucieuse d’éviter l’autopromotion. L’ouvrage s’inscrit dans une volonté sincère de stimuler le débat, de susciter l’échange, et d’inspirer des approches diversifiées, adaptées aux réalités de chaque territoire. Tout au long du manuel, les espaces emblématiques de l’école sont passés au crible : faut-il « augmenter la classe » ? « Bouleverser la bibliothèque » ? « Mutualiser le préau » ? « Décloisonner le hall » ? Autant d’entrées pour interroger en profondeur les usages et les potentialités des lieux scolaires.

Camille Claudel, une école manifeste

Le groupe scolaire Camille Claudel à Bondy, livré récemment par l’agence Le Penhuel architectes & associés, est une déclinaison concrète des idées développées dans le manuel. Cet établissement de 29 classes repose sur des pédagogies innovantes et accueille également des équipements sportifs et culturels mutualisés avec le quartier. Implanté sur le site contraint d’une ancienne école de dix classes installées dans des préfabriqués vétustes, le groupe scolaire de Bondy relève avec brio un double défi : accueillir 29 classes (12 maternelles et 17 élémentaires) tout en s’ouvrant largement sur la ville. Dès les premières esquisses, l’agence a su saisir l’opportunité d’agir à une échelle plus vaste que celle de l’école : l’enjeu est d’abord urbain, avec pour ambition de recréer du lien entre une zone pavillonnaire et des grands ensembles voisins, dans un quartier en pleine mutation. Adjacente au nouvel auditorium de la ville, l’école s’inscrit en biais par rapport à la rue, dégageant un vaste parvis planté, comme un signal de son ouverture au quartier.

Cette mise en scène urbaine se prolonge dans une architecture sobre et sereine : des volumes clairs, une matérialité en briques pleines, une monumentalité tranquille, marquent la présence rassurante de l’école dans le tissu urbain. Dès l’entrée, l’organisation des lieux apparaît lisible, accueillante : à l’ouest, l’école élémentaire ; à l’est, la maternelle. Les deux ailes sont reliées par un socle commun en rez-de-chaussée, largement vitré côté rue, qui regroupe les halls et une bibliothèque ouverte sur le parvis. Cette organisation centrale incarne une vision généreuse de l’espace scolaire. Mais c’est dans l’agencement fin des classes que se joue l’un des gestes les plus forts du projet. Fini l’enchaînement classique de salles le long d’un couloir : ici, les classes sont regroupées en « hameaux », selon une logique de petite échelle et de vie collective ou plus individuelle. En maternelle, trois hameaux réunissent chacun quatre classes autour d’une place centrale baignée de lumière, grâce à des patios creusés dans l’épaisseur du bâtiment. Cette disposition permet à la fois l’autonomie des groupes et leur mise en commun à tout moment. Grâce à des cloisons mobiles et des circulations généreuses pensées comme des extensions pédagogiques, les usages sont malléables. Un espace d’apprentissage de 300 m² peut être ainsi reconfiguré selon les besoins. « Le plan n’impose rien. La mutualisation relève du choix de chacun », souligne Warren Lepolard, architecte associé de l’agence Le Penhuel. Et le choix a été fait : côté élémentaire, plusieurs enseignants ont naturellement opté pour mutualiser les espaces, démontrant l’efficacité du dispositif spatial.

Cette innovation d’usage dépasse les salles de classe. Fidèle à une vision partagée de l’équipement public, la municipalité a choisi de mutualiser plusieurs espaces : la bibliothèque, les salles de musique, la salle polyvalente ou encore le city-stade implantés à l’ouest, accessibles depuis une venelle piétonne et indépendamment depuis le parvis. Tous ces lieux ouverts aux habitants en dehors des heures scolaires renforcent le rôle de l’école comme acteur central du quartier. Comme le disait Roland Castro (1940 – 2023), « un projet d’architecture est réussi lorsque les usagers s’y sentent valorisés ». C’est exactement ce que propose cette école : un lieu protecteur sans être fermé, conçu avec et pour ses usagers. L’ensemble du projet a été nourri d’une concertation continue, tissant des liens solides entre architecture et pédagogie. Il en résulte un espace où chacun – enfant, enseignant, parent – peut évoluer librement, dans un climat de confiance. Ce groupe scolaire incarne une vision, et cette dernière continue de se déployer notamment au sein du groupe scolaire de Tremblay, actuellement en chantier. Affaire à suivre…

Le groupe scolaire Camille Claudel à Bondy par l’agence Le Penhuel architectes & associés permet le regroupement des classes grâce à l’organisation en hameaux, éclairés par des patios © Takuji Shimura

Reggio School à Madrid : une école-village, vivante et verticale

L’innovation pédagogique ne connaît pas de frontières et un détour par Madrid suffit à en prendre la mesure. Le Colegio Reggio, conçu par l’architecte Andrés Jaque et livré en 2023, est un manifeste : son nom rend hommage à la ville italienne de Reggio Emilia, berceau de la pédagogie alternative fondée par Loris Malaguzzi dans les années 1960, celle-là même qui fit de l’enfant un acteur à part entière de son apprentissage et de l’espace un partenaire éducatif. À pédagogie libre, architecture libérée. Ici, la compacité du site a été exploitée comme une ressource : les espaces se superposent dans une composition verticale, dense et joyeusement hétérogène. Les plus jeunes, proches du sol, vivent leur école à ras de terre, les plus grands s’élèvent littéralement avec les années, gravissant les étages au fil de leur progression scolaire. Le bâtiment s’organise à la manière d’un village ou d’une ruche, empilant les volumes comme autant de cellules reliées entre elles. Au coeur de cette architecture vivante, un jardin d’hiver creusé sur deux niveaux joue un rôle central en apportant lumière et respiration. Le plan minimise le plus possible les couloirs pour privilégier des lieux traversés, habités, investis. L’attention au vivant est partout : conçu en étroite collaboration avec des écologues, le bâtiment accueille une biodiversité variée : plantes locales, abeilles, papillons, oiseaux migrateurs trouvent place dans l’école et autour. Les façades sont revêtues de liège projeté, un matériau naturel et poreux, propice à l’installation de lichens ou d’insectes. La couleur se déploie sans hiérarchie, comme une matière pédagogique en soi, sans code imposé, mais avec une intensité ludique. Ce lieu hors norme offre aux enfants une expérience de tranche de vie, un parcours sensoriel et symbolique, un terrain d’exploration, un creuset de mémoire. On ne passe pas par la Reggio School sans qu’elle laisse une trace. Ici, l’architecture est un langage et celui-ci parle à hauteur d’enfant.

La salle de sport du Colegio Reggio de Madrid par Andrés Jaque © José Hevia

Apprendre avec la nature, bâtir avec les autres

Dans une tout autre géographie, mais selon une sensibilité voisine, l’extension de la Mellor Primary School, livrée en 2015 par l’architecte britannique Sarah Wigglesworth, pionnière en la matière, prolonge, elle aussi, une approche pédagogique alternative par une architecture attentive au vivant. Tandis qu’à Madrid, le projet d’Andrés Jaque introduit la nature dans un bâtiment urbain, vertical et dense, ici, à Stockport, au sud de Manchester, l’école s’enracine dans le paysage. Nichée à la lisière du Peak District, dans un environnement boisé, elle accompagne le programme éducatif « Forest School », une pédagogie centrée sur l’expérience de la nature comme outil d’apprentissage.

Le projet propose une série d’espaces d’enseignement en intérieur et en extérieur, pensés comme des extensions naturelles du site. Le mur-habitat, coeur du dispositif, a été conçu avec les enfants et réalisé avec l’aide des familles, enseignants et habitants lors de chantiers participatifs. Composé de matériaux de réemploi – bois, paille, tuiles –, il offre des abris pour oiseaux, abeilles, insectes et chauves-souris. Ce mur constitue un support vivant, sensible, où l’apprentissage s’effectue autant par la construction que par l’observation. Réalisé en grande partie avec des matériaux locaux et à faible impact environnemental, le bâtiment dans son ensemble associe écoconstruction et démarche collective. L’implication des usagers dans la fabrication du lieu génère un fort sentiment d’appropriation. Loin d’un geste spectaculaire, l’école se transforme en un lieu familier, investi et accueillant, où l’architecture devient une médiation entre les enfants, les enseignants, les parents et leur environnement. Elle illustre une autre manière de concevoir l’espace scolaire : participative, sensorielle, ancrée dans le territoire.

Nature, usage, écologie : une autre école est possible

L’éducation ne reste pas en marge des grandes mutations contemporaines. Elle en est même un terrain décisif. Les enjeux climatiques, urbains, sociaux et pédagogiques se cristallisent dans l’espace scolaire, devenu un lieu d’expérimentation à part entière. La question de la nature à l’école, notamment en contexte urbain dense, prend une acuité particulière dans un monde soumis aux canicules, à la pollution et à l’artificialisation croissante des sols. Certaines réalisations récentes traduisent un changement de paradigme : à Gennevilliers, l’école Joliot-Curie conçue par SAM architecture renoue avec une architecture de la pleine terre. Déployée sur quatre niveaux pour répondre aux contraintes du site, elle réintroduit deux grandes cours végétales, dont une en toiture, et des « rues intérieures » pensées comme des prolongements pédagogiques.

À Chevilly-Larue, c’est par la rénovation thermique que passe le geste architectural. L’école maternelle Jacques Gilbert-Collet, réhabilitée par l’agence croixmariebourdon, redonne sens au bâtiment existant en y greffant une galerie périphérique, qui fluidifie les usages et crée de nouvelles situations d’apprentissage entre dedans et dehors. Un projet exemplaire qui montre qu’adapter peut-être aussi fort que construire. À Bruges, près de Bordeaux, le groupe scolaire Frida Kahlo conçu par l’agence Compagnie architecture, menée par Chloé Bodart et Jules Eymard, explore une autre manière de faire école : ouverte, traversante, fondée sur la confiance et la responsabilisation. Organisé en cinq volumes reliés par des passerelles, coursives et toboggans, le projet développe une pédagogie du dehors où les circulations deviennent espaces d’apprentissage à part entière. Toilettes en extérieur, accès par l’extérieur, cour plantée, potagers et serres en toiture composent un environnement quotidien propice à l’observation et à la curiosité écologique. Pensée comme un chantier ouvert, l’école a associé enfants, familles, enseignants et riverains tout au long du processus. Le projet, rapidement devenu une référence, inspire déjà d’autres collectivités souhaitant articuler durabilité, pédagogie active et ancrage territorial. Ici, l’école devient un lieu d’expérimentation, de transmission et de circulation des savoirs, dans un dialogue permanent entre architecture, enfants et société. L’école est peut être, au final, l’un des rares lieux où la question climatique croise aussi directement celles du commun, du soin et de l’avenir.

À travers ces projets exemplaires, ce n’est pas seulement une architecture que l’on réinvente, mais une manière de faire société, au ras du sol, à hauteur d’enfant. En filigrane, une conviction forte traverse l’ensemble de ces démarches : enseigner autrement exige de concevoir des lieux autrement. L’éducation ne se limite plus à la transmission verticale des savoirs ; elle engage la formation du citoyen, l’apprentissage du vivre-ensemble, le développement de l’autonomie et l’égalité des chances. L’espace, loin d’être un simple décor, devient un acteur à part entière de cette transformation.

Le groupe scolaire Frida Kahloà Bruges par l’agence Compagnie architecture développe une pédagogie
du dehors où les circulations deviennent espaces d’apprentissage à part entière © Ivan Mathie

Par Sophie Trelcat
Visuel à la une : Le Colegio Reggio à Madrid par Andrés Jaque architecte se distingue par ses façades en liège projeté © José Hevia

— Retrouvez l’article dans Archistorm 134 daté septembre-octobre 2025